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de l’esprit. L’auteur du Romancero et d’Atta-Troll était par-dessus tout esprit et lumière, aussi est-ce cette flamme lumineuse qui a persisté invinciblement jusqu’au bout. Elle flamboyait encore et jetait d’intermittentes lueurs quand la décomposition attaquait déjà le corps du poète. Sur les eaux stagnantes, pleines de débris de plantes mortes, ainsi s’allume et tremblote la lueur phosphorescente des feux-follets. Lenau était un sensualiste et un rêveur, et c’est le rêve qui en lui a survécu à la raison, mais un rêve qui peu à peu était devenu un cauchemar. Tous deux s’étaient imprégnés de la brume et du sentimentalisme germaniques, mais tous deux avaient des qualités natives, qui devaient constituer leur originalité et les faire vivement briller dans le milieu un peu grisâtre de ces poètes germains, dont le chantre railleur d’Atta-Troll disait : — « D’autres poètes ont l’esprit, d’autres la fantaisie, d’autres la passion : mais nous, les poètes souabes, nous avons la vertu.»


Andre Dichter haben Geist,
Andre Phantasie, und andre
Leidenschaft, jedoch die Tugend
Haben wir, die Schwaben-Dichter.


Dans les veines d’Henri Heine coulait le sang riche et brûlant de la race juive. Il était artiste et coloriste de race, il savait comme pas un de ses compatriotes l’art de composer un poème, de lui donner des proportions harmonieuses, d’y faire circuler l’air et jouer le soleil. Les images naissaient dans son cerveau comme de splendides fleurs orientales ; il avait une science et un goût exquis pour combiner toutes ces fleurs exotiques en les entremêlant de quelques mélancoliques myosotis allemands. Cette science donnait à sa poésie un charme dangereux, quelque chose de la beauté langoureuse et perfide d’une brune aux yeux bleus. — Lenau avait là cœur chaud, l’enthousiasme, la spontanéité enfantine des tsiganes de sa patrie; il en avait aussi la sauvagerie, l’humeur vagabonde et la tendresse câline. La contemplation des grandes plaines de la puszla hongroise lui avait donné cette nostalgie âpre, ce désir d’un au-delà mystérieux qui éclate à chaque instant dans ses vers en cris passionnés et qu’on trouve rarement dans la poésie de Heine. Tous deux avaient le don de l’émotion, mais l’émotion du poète viennois était plus sincère et plus communicative. Chez le poète de l’Intermezzo, elle était plus voulue; c’était l’enthousiasme d’un artiste dont le cerveau seul est touché. Dans les poèmes de Lenau on sent le cœur battre sous le rythme de chaque vers ; dans les pièces les plus émues de Heine, on sent la volonté et la prestigieuse habileté du poète. Sur la figure mobile de Heine, les larmes sèchent