Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/349

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

liberté qui ruine tant d’états en Europe. » La haine de Rostoptchine contre eux avait quelque chose d’irraisonné et d’aveugle; elle pouvait aller chez lui jusqu’à la fureur, jusqu’à l’hallucination, car il n’est pas impossible qu’il ait fini par croire au fameux banquet régicide de Novikof; elle était devenue chez lui une idée fixe, comme une affection pathologique, un point douloureux dans son cerveau. Peut-être subissait-il à son insu, ou plus qu’il n’en voulait convenir, une autre influence. A Moscou, il n’y avait pas seulement des francs-maçons, mais aussi des jésuites; les deux sociétés avaient transporté dans la capitale des tsars leur rivalité, leurs antipathies, le combat qu’elles se livraient dans l’Europe entière. Or c’est à cette époque que la femme du comte Rostoptchine se laissa convertir au catholicisme, ouvrit le palais du gouverneur à l’abbé Surugues, à l’abbé Billy, les présenta au comte, mérita d’eux ce compliment qu’elle écrivait à son mari des lettres « dignes de la reine Blanche. » Les jésuites avaient l’oreille de la comtesse, par elle l’oreille du comte : est-il téméraire de supposer qu’ils en aient profité pour exciter contre leurs ennemis Rostoptchine, déjà si mal disposé pour la maçonnerie? Sans doute une telle influence des prêtres latins sur l’homme russe que Glinka célébrait en vers et en prose eût fort étonné le candide publiciste. A peine nommé gouverneur, c’est contre les martinistes que Rostoptchine déploie les terribles pouvoirs dont il est investi. Il signale Salvador à l’empereur; il envoie dénonciation sur dénonciation contre Sémen et les autres libéraux. Il fait arrêter Klioutcharef et se trouve en conflit avec le ministre de l’intérieur, fort étonné d’apprendre qu’un haut fonctionnaire, contre lequel on n’avait formulé jusqu’alors aucune plainte, sans qu’aucun avis ait été envoyé à son supérieur hiérarchique, vient d’être saisi, enchaîné comme un forçat et dirigé sur Saint-Pétersbourg. Il redoute les martinistes qui peuvent siéger dans la commission moscovite du sénat ; et brutalement, sans égard pour le premier corps de l’état, pour le ministre de la justice dont dépendent les sénateurs, il fait fermer par un de ses aides de camp la salle des délibérations et enjoint aux sénateurs d’avoir à quitter immédiatement Moscou, sous peine d’être traités comme Klioutcharef.

Il y avait encore une autre classe d’hommes que le comte Rostoptchine tenait en suspicion : c’étaient les étrangers établis à Moscou, surtout les Français. Les Français y formaient alors une colonie d’environ 3,500 personnes. Beaucoup d’entre eux, soit indifférence, soit calculs personnels ou préoccupations commerciales, soit influence du milieu où ils vivaient, négocians, industriels, précepteurs dans les maisons particulières, maîtres dans les écoles