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de retrouver ce qui avait été sa chambre, ce qui avait été la chambre de sa femme, et n’avait pas eu le courage de franchir le seuil de la chambrette d’Eugène. De ces trois hommes qui parcouraient les ruines à la dérobée comme des voleurs de nuit, aucun ne pouvait prononcer une parole. « Partons ! » disait brusquement De Maistre, comme pour arracher Henry à ses pensées. Ils s’éloignaient, lorsque tout à coup ils se heurtaient contre un être bizarre qui d’une voix rauque chassait les envahisseurs en balbutiant la Marseillaise. C’était tout simplement le seul et dernier hôte de Beauregard depuis la révolution, un malheureux idiot qui avait été autrefois reçu au château par charité, qui s’était établi dans les ruines abandonnées et qui s’écriait : « Ça faisait un beau feu quand ils l’ont brûlé. Le marquis, ils l’ont chassé, c’était un aristocrate. Je suis seul le maître ici !.. » Et il reprenait la Marseillaise à sa façon. Le chant baroque de l’idiot accompagnait le légitime propriétaire et ses compagnons, regagnant leur barque pour repasser le lac à travers la nuit.

Pendant cet étrange et cruel pèlerinage à Beauregard, Joseph de Maistre avait plus d’une fois saisi l’occasion de tout ce qu’il voyait pour se livrer à ses inspirations philosophiques, déroulant des théories auxquelles il devait plus tard donner une forme éclatante dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. Il s’évertuait à fortifier ou à relever son ami. « Ce que Dieu fait n’est point sans raison pour votre bien, disait-il. Levez-vous, Henry, c’est Dieu qui fait chanter là-bas cet idiot sur vos ruines pour vous montrer le néant des vanités humaines. Regardez en face le spectacle, car il est digne de vous et redites-le à vos enfans... » Henry Costa n’écoutait qu’à demi. Recueilli en lui-même, il voyait passer devant ses yeux les quatre années qui venaient de s’écouler, les misères de la guerre, son enfant perdu, sa maison dévastée, sa famille pour le moment sans avenir. Tout cela semblait se résumer dans cette scène de Beauregard où il venait d’essayer ce que son cœur pouvait supporter. C’est l’épreuve de l’exilé après les épreuves du père et du soldat. L’homme avec sa destinée contraire est là tout entier. Le reste n’est plus que la fin d’une existence qui a épuisé les grandes crises humaines.

Une dernière occasion, une dernière tentation, il est vrai, était offerte à cette active et forte nature. Une fois encore on se souvenait de lui à Turin, à l’avènement d’un nouveau roi, Charles-Emmanuel IV, élevé sur son petit trône branlant entre deux orages. Après l’avoir rayé de l’armée, on le rappelait pour lui rendre son poste de quartier-maître, pour le charger d’une sorte de réorganisation des forces militaires du Piémont. Il se laissait tenter; mais ce n’était plus qu’une vaine résistance au destin, il le sentait, lui qui écrivait