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le billet du roi. « Je dois commencer par vous remercier, disait le comte, du zèle et de l’amitié que vous nous avez témoignés, ainsi qu’à mon frère, dont nous sommes l’un et l’autre très reconnaissans. Nous craignons seulement que vous n’écoutiez trop les mouvemens de votre cœur et que cela ne vous engage dans quelque démarche ou propos qui pourraient vous être préjudiciables, ce dont nous serions très fâchés. Songez donc à mettre la plus grande prudence sur ce point dans votre conduite... Je n’ai pas besoin, poursuivait-il, de vous parler du nouvel ambassadeur à qui vous avez à faire. Vous me paraissez avoir déjà pris une idée assez juste de son caractère. J’y ajouterai seulement que c’est l’homme le plus fin que je connaisse, — ce n’était pas, nous l’avons vu, le jugement des amis de Guerchy, ni le caractère qu’il montra à l’épreuve, — et qu’il est en même temps le plus défiant. Ainsi vous ne sauriez prendre trop de précautions pour vous mettre à l’abri de ses soupçons et de ses inquiétudes. Il faut donc arranger votre logement de façon à n’être pas surpris ni par lui ni par qui que ce soit lorsque vous travaillerez aux affaires secrètes dont le roi va vous charger; il faut qu’il y ait, dans cette partie, un ordre dans les papiers qui les sépare entièrement de toute autre affaire, et qui pare aux inconvéniens qui pourraient arriver en cas de mort subite et de tout autre accident. Depuis onze ans que je suis dans une pareille besogne, dont j’ai été sans cesse occupé, j’ai remarqué que la plus légère distraction a failli vingt fois déceler tous mes secrets. » Le comte conseillait ensuite à d’Éon de faire venir un cousin à lui, le chevalier d’Éon du Mouloize, pour lui transmettre, en cas d’accident, le dépôt de sa correspondance en lui prescrivant de n’en faire remise à personne, et nommément pas à M. de Guerchy. Il finissait en lui recommandant M. de La Rozière, « dont, disait-il, je vous établis le gouverneur. C’est un pupille un peu sauvage, mais dont vous serez content. Il ne me reste plus qu’à vous témoigner le plaisir que je sens de vous avoir pour un de mes lieutenans dans une besogne aussi importants, qui peut faire le salut et même la gloire de la nation. Vous pouvez bien compter que la part que vous y aurez sera connue du maître et que je ne négligerai rien pour lui faire connaître tout votre zèle. »

Les précautions matérielles recommandées étaient excellentes, mais un peu de prudence et de discrétion chez celui qui était chargé de les prendre aurait été encore plus à propos. Or d’Éon ne fut pas depuis une semaine à Londres et n’eut pas plutôt embarqué le duc de Nivernais pour Paris, qu’enivré de sa situation officielle autant que de l’importance qu’y ajoutait la confidence royale, et exhibant avec ostentation sa qualité de ministre, il eut fait absolument