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à entretenir une correspondance secrète dans la position où je suis. Vous ne risquez rien d’engager mon zèle, et moi je risque beaucoup en suivant les mouvemens naturels de ma fidélité inviolable pour la personne sacrée de Sa Majesté. Mais il est aussi triste qu’inconcevable que vous me défendiez, au nom du roi, de me plaindre d’avoir été empoisonné ou assassiné. » Il insistait ensuite pour que le départ de Guerchy fût définitif, et qu’à sa place un nouvel ambassadeur fut envoyé, entre les mains de qui il pût avec confiance remettre le dépôt dont il était encore chargé.

Pendant que cette triste négociation allait son train et que le roi traitait ainsi de puissance à puissance avec un fou, connu pour tel dans toute l’Europe, survint une nouvelle alerte. Une Française d’assez mauvaise vie, nommée Dufour, qui tenait un garni à Londres, vint révéler au duc de Praslin qu’elle avait caché pendant plusieurs jours le chevalier d’Éon, sous un déguisement de femme. C’était, suivant toute apparence, au moment où il avait disparu, entre sa propre condamnation pour calomnie et sa plainte au criminel. Pendant les quelques jours qu’il avait passés chez elle, elle l’avait vu, disait-elle, correspondre avec des personnages de distinction dont il recevait de l’argent, parmi lesquels elle nomma le comte et même le maréchal de Broglie. Tout fier de ce nouvel indice, et croyant tenir de quoi se venger de ceux qui l’avaient joué, Praslin voulut à l’instant reprendre l’enquête. Il tenait encore Hugonnet sous les verrous; Drouet n’était pas loin. Il donna ordre à Sartine de procéder à une nouvelle confrontation, dans laquelle la femme Dufour comparaîtrait et où cette fois, lui dit-il, on n’omettrait pas l’essentiel.

Le comte de Broglie était absent quand Tercier lui fit savoir, de la part du roi, que tout était encore une fois remis en question. Il entra dans une violente colère. Pour la première fois, l’envie de jeter tout là et d’étaler aux yeux du monde l’ignominie de son souverain sembla près de l’emporter sur toute considération de respect, de devoir ou d’ambition. — « Il faut avouer, écrivait-il à Tercier, que nous éprouvons, dans l’exécution des ordres qu’il plaît au roi de nous envoyer, les contrariétés les plus imprévues et les plus embarrassantes. Au surplus, ce secret que nous gardons est celui de Sa Majesté; si elle désire qu’il soit connu, rien de plus facile. Un mot de sa bouche fera finir l’inquisition de ses ministres, inquisition dont elle connaît non-seulement le détail, mais les motifs. Eh bien ! quand M. de Choiseul saurait demain que nous entretenons une correspondance avec d’Éon !.. quand il saurait que j’ai rédigé, par ordre du roi, un projet de descente en Angleterre, qu’arriverait-il autre chose, sinon que Sa Majesté leur défendrait d’en parler? Ils seraient, à la vérité, jaloux et inquiets de la confiance dont elle a