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se dessèchent, les herbes du même pré, quand arrive l’automne, de toute manière doivent périr. » Puis elle se rase les cheveux, ainsi que sa mère et sa sœur, et toutes trois vont cacher leur désespoir et leur honte dans une retraite ignorée. Cependant un soir, au crépuscule, une femme se présente à la porte en treillis de bambou, qui fermait le modeste jardin des trois ermites : c’est Hotoké Gozen qui, ne pouvant supporter le poids de ses remords, est venue chercher pardon et consolation auprès de celle qu’elle a détrônée dans l’amour de Kyomori. Giwau reçoit en grâce son ancienne rivale et toutes deux s’associent pour vivre ensemble, comme de saintes femmes, couvrir de fleurs l’autel domestique et « devenir un même nénufar dans l’adoration de Bouddha. Le cœur peut-il en effet concevoir quelque chose de meilleur? » C’est sur cette réflexion morale que se termine le premier livre du Heike monogatari.

Composés au milieu des luttes féodales, à l’âge héroïque et militaire du Japon, tous ces poèmes respirent l’esprit chevaleresque, l’amour des actions éclatantes et des sentimens grandioses, exprimés dans un langage solennel et non sans enflure. Si les vieilles chansons de geste, par leur mélange du réel et du merveilleux, semblent dans notre littérature le génie qui s’en rapproche le plus, que de différences pourtant à signaler ! Tandis que le naïf conteur français laisse toujours percer un vague et fin sourire derrière les mots, et raille tout bas ses héros, aimant à nous les montrer au besoin en déshabillé, le rapsode japonais ne quitte jamais le ton épique et l’allure guindée. Les preux de Charlemagne et Charles lui-même ont parfois des gaîtés ou des faiblesses étranges qui nous font toucher du doigt leur humanité ; ceux de Taïra ne cessent jamais d’être conventionnels et froids. Chez nos vieux romanciers, le paradis lui-même se mêle d’une façon toute terrestre des affaires d’ici-bas ; Dieu le père se laisse fléchir avec une bonhomie douce par les prières de ses féaux, embarqués au milieu de quelque difficile aventure, comme dans la chanson du pèlerinage de Charlemagne. Ici au contraire la Divinité n’intervient pas personnellement dans les scènes de ce monde périssable, elle n’a pas ses favoris, elle ne descend pas du ciel, ou plutôt ne sort pas du vide où elle se cache éternellement. L’homme a beau se hausser et se tendre, il n’atteint pas jusqu’à elle. L’espèce de camaraderie entre les grands hommes et les dieux qu’atteste le rôle prêté dans toutes les épopées nationales de l’Occident aux habitans de l’Olympe ou à ceux du Walhalla n’a pas d’analogue dans le cycle des monogatari. Les héros n’échappent pas à l’universel et fatal écrasement qui pèse sur les mortels; et si le miracle éclate parfois, ils en sont les jouets, non les collaborateurs.