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on ne sait quelle sensibilité persistante aux morts ? Si nous sommes étrangers à ce que nous avons pu être dans le passé, comment ne le serions-nous pas à ce que nous pouvons devenir plus tard, et si nous n’avons gardé aucune mémoire des combinaisons que les élémens de notre corps ont pu traverser autrefois, comment pouvons-nous davantage nous soucier de celles que les mêmes élémens pourront traverser encore? Notre individualité n’a qu’un moment, le moment actuel; elle n’est nous-mêmes que dans la rapide traversée de la vie présente; derrière nous une éternité dont nous sommes absens par l’oubli, devant nous une éternité dont nous serons également absens par l’oubli de ce que nous sommes aujourd’hui ; des deux côtés un infini silencieux nous enveloppe. « On n’a rien à craindre du malheur, si l’on n’existe pas dans le temps où il pourrait se faire sentir. Ce qui n’existe pas ne saurait être malheureux. En quoi diffère-t-il de celui qui n’aurait jamais existé, celui à qui une mort immortelle a ôté sa vie mortelle[1]? » Schopenhauer, qui prend son bien partout où il le trouve, a fait à Épicure et à Lucrèce l’honneur de leur prendre cet argument: «Qu’on remarque, dit-il, que, si notre crainte du néant était raisonnée, nous devrions nous inquiéter autant du néant qui a précédé notre existence que de celui qui doit le suivre. Et pourtant il n’en est rien. J’ai horreur d’un infini à parte post qui serait sans moi ; mais je ne trouve rien d’effrayant dans un infini à parte ante qui a été sans moi. » C’est presque dans les mêmes termes l’argument que Lucrèce reproduit avec insistance: « Quel rapport ont eu avec nous les siècles sans nombre qui se sont écoulés avant notre naissance ? Cette antiquité passée est comme un miroir dans lequel la nature nous montre l’avenir qui suivra notre mort. Qu’y a-t-il donc là de si effrayant ? Qu’y a-t-il même de triste ? N’est-ce pas là une tranquillité absolue, plus profonde que le plus profond sommeil[2] ? »

Lucrèce nous a transmis, dans ses beaux vers, en y mettant la flamme de sa grande imagination, les principes de l’argumentation épicurienne contre les idées populaires sur la mort, dont nous n’avons que des fragmens dans l’ouvrage de Diogène Laërce; mais ces maximes d’Épicure ont eu un tel crédit dans toute l’antiquité qu’il faut au moins rappeler les principales. On les trouvera rassemblées et traduites avec beaucoup de soin dans l’ouvrage de M. Guyau. En voici quelques-unes : « La mort n’est rien à notre égard ; car ce qui est une fois dissous est incapable de sentir,

  1. Nec miserum fieri, qui nonu est, posse neque hilum
    Diffeire, an nullo fuerit jam tempore natus,
    Mortalem vitam mors cui immortalis ademit.

    Vers 880.

  2. Vers 985.