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qui signa à Pise un pacte formel avec les chefs futurs du mouvement. La rupture avec la Porte enfin officiellement déclarée (1768), le comte Roumiantsof entra à Bukarest aux acclamations du peuple ; le prince Dolgorouki débarqua sur les côtes de la Dalmatie des armes, des munitions et des canons dont les Monténégrins ne tardèrent pas à s’emparer pour faire ensuite irruption dans l’Albanie, la Bosnie et l’Herzégovine ; Alexis Orlof lui-même parut au milieu des Maïnotes et proclama la liberté de tous les Hellènes au nom de « la sainte et orthodoxe Catherine[1]. »

Sur cette première guerre décisive de la Russie en Orient, dont la durée fut de cinq ans, Frédéric II de Prusse a porté un jugement qu’il est utile de noter : on serait tenté de l’appliquer également à bien des campagnes russo-turques qui suivirent. « Les généraux de Catherine, — écrivait le plus grand capitaine du siècle, — ignoraient jusqu’aux premiers élémens de la castramétrie et de la tactique ; les généraux du sultan avaient encore moins de connaissances ; de sorte que, pour se faire une idée nette de cette guerre, il faut se représenter des borgnes qui, après avoir battu des aveugles, gagnent sur eux un ascendant complet[2]. » L’ascendant fut complet en effet, — beaucoup plus complet que la victoire très laborieuse et longtemps disputée de Roumiantsof, — et les Turcs durent signer ce traité de Kaïnardji, qui n’accordait il est vrai aux Russes que des avantages essentiellement diplomatiques, mais que les Kaunitz et les Thugut considéraient alors déjà comme l’arrêt de mort de l’empire ottoman. Seuls les raïas insurgés n’eurent point à se féliciter d’une paix qui les livrait pour le moment aux représailles atroces de l’oppresseur séculaire ; les habitans de la Morée surtout payèrent cruellement le triomphe des armes russes. Bien des années après encore le Maïna retentit d’imprécations contre Alexis Orlof. « Il n’a paru sur nos côtes, — disaient dans leurs lamentations les malheureux habitans de la Laconie, — que pour nous soulever et nous abandonner ensuite à la fureur des Osmanlis ; les Turcs eux-mêmes ont montré dans cette guerre beaucoup plus de franchise et de loyauté envers nous que les généraux de Catherine[3]. » Toutefois ces plaintes ne s’élevaient que contre les généraux ; la « sainte et orthodoxe Catherine » n’en demeurait pas moins le grand espoir des pauvres raïas, et ils ne se trompaient pas. Au moment même de la plus profonde désolation de la Morée, la Sémiramis du Nord roulait déjà dans son esprit ce fameux projet grec qui devait relever

  1. Voyez le manifeste d’Alexis Orlof dans Geschichite d. gegenw. Krieges, VI, p. 75.
  2. Frédéric le Grand, Mémoires de 1763-1775. Œuvres, VI, p. 24.
  3. Voyage de Dimo et Nicolo Stephanopoli en Grèce, d’après deux missions du gouvernement français. (Paris, an VIII ;, t. I. p, 209 et 217.