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moins qu’intrépide en ses résolutions, et qui, tandis que Roméo éperdu va donner de la tête contre tous les murs, ne perd jamais une minute son sang-froid. La raison de cette infinie supériorité de la femme sur l’homme ne vient pas d’un simple parti pris du poète. Dans un drame d’amour aussi spécialement subjectif que celui-là, la femme s’élèvera toujours plus naturellement à l’héroïsme. Elle est là dans sa vocation, dans son élément, que l’homme, lui, ne fait que traverser. La partie dramatique de cette admirable scène offrait encore au musicien l’occasion de se manifester, et M. d’Ivry ne l’a point manquée. Impossible de rendre d’une façon plus émouvante les déchiremens d’une si tragique séparation, et cependant ce grand et fier morceau est tout simplement coupé à l’italienne. Il a son commencement dans le ciel, son milieu dans les angoisses de la terre, sa fin dans l’espérance des jours heureux, et cette fin, Dieu me pardonne, c’est une cabalette! mais si trouvée, si inspirée, que plus tard vous aurez peine à retenir vos larmes quand vous l’entendrez revenir à l’instant funèbre comme pour coucher au tombeau les deux amans et les ensevelir sous les roses du passé. Tandis que nous en sommes aux beautés de cette partition, touchons à l’air de la Coupe, paraphrase musicale on ne peut plus fidèle du monologue de Shakspeare et tout imprégnée du génie du poète. Juliette a chassé la nourrice, quelques lignes d’un vigoureux récitatif viennent de nous mettre au courant de ce qu’elle éprouve désormais à l’égard de cette grossière nature d’entremetteuse. Le monologue débute froidement, gravement, et c’est avec calme que cet œil de jeune fille promène sa lumière de côté et d’autre, sondant toutes les profondeurs les plus sinistres. Juliette boira le narcotique, mais sans fiévreux enthousiasme. Elle prévoit le cas où le philtre n’agirait pas et prend avec elle son poignard. Et pourtant, si Fra Lorenzo l’avait trompée ! soupçon indigne, que sa belle âme répudie aussitôt. Insensiblement son imagination s’exalte, d’affreuses visions la tourmentent; l’horreur de la nuit sépulcrale, l’épouvante du surnaturel comme dans le monologue d’Hamlet; et ce Tybalt implacable, acharné contre Roméo, qui lui dit qu’elle ne va pas se rencontrer face à face avec son spectre ensanglanté? Ainsi elle arrive au paroxysme du sentiment, à l’extase, et solennellement accomplit son sacrifice sur l’autel du souverain amour qui ose tout, croit tout, espère tout. Est-ce du monologue de Shakspeare que je parle ou de la musique de M. d’Ivry? Je ne sais plus, tant les deux textes se confondent. Le thème était tracé d’avance; quelle plus belle matière à développer en andante que ces premiers troubles, cette hésitation au bord de l’abîme. « Si Lorenzo m’avait trompée, » puis ces terreurs du monde invisible, ces évocations menaçantes, quel superbe sujet d’un de ces récits agitato où Gluck excelle, et finalement ce triple toast porté à Roméo et sa progression ascendante, quelle explosion !