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et compatissant par excellence, et qui semble en ce merveilleux poème servir, comme le chœur antique, d’intermédiaire entre l’auteur et son public. Doux et miséricordieux envers les affligés, comme le sont presque tous les moines de Shakspeare, il se détourne de sa contemplation pour se mêler à nos passions humaines, et peut-être même s’y associer avec plus de zèle que son devoir de religieux ne le voudrait; mais où vais-je à me reprendre ainsi devant cette noble figure de second plan, quand la Juliette des Amans de Vérone me relance? une Juliette jolie et jeune, s’il vous plaît, et qui se passe à merveille d’avoir cinquante ans. Mlle Marie Heilbron ne se contente pas d’avoir la jeunesse; sa voix de soprano, d’un tempérament délicat, affronte les situations fortes et même y trouve ses effets. Quoique très musicienne et très artiste, Mlle Heilbron joue et chante d’instinct, et tout son secret est dans son âme où brûle un réel foyer. Cet air de la Coupe, dramatique au suprême degré, et tout hérissé de difficultés vocales, cet air ou plutôt cette scène arrivant au quatrième acte défiait les forces de la cantatrice, qui cependant s’en est tirée avec une vaillance irrésistible. Le musicien qui a écrit un pareil morceau est évidemment un homme de théâtre, et si j’étais directeur de l’Opéra, rien que pour cette scène et l’épisode des duels et de la querelle entre Montaigus et Capulets au troisième acte, je lui commanderais tout de suite une partition, fût-ce même une partition d’Othello bien moderne, comme M. d’Ivry vient de nous prouver qu’il la saurait faire et comme il la fera le jour où, délivré des entraves du noviciat, sûr d’être représenté, travaillant dans la liberté d’une renommée acquise et qui s’impose, il abordera Shakspeare, résolument et décidé à le suivre pas à pas comme Dante suit Virgile : Tu sei il mio maestro e il mio signore.


F. DE LAGENEVAIS.