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Le peuple genevois, qui a des passions vives, pardonne beaucoup de peccadilles à ceux qui le gouvernent, pourvu qu’ils épousent ses antipathies et qu’ils servent ses rancunes ; mais, comme il a de la réflexion et l’amour de son indépendance, il arrive un jour où il se lasse d’être mené, de voir les mêmes mains dans toutes les affaires. Peu à peu, l’opinion se retourne, le mécontentement gagne de proche en proche, l’agitation grandit, les indépendans se coalisent et profitent de quelque occasion propice pour dire à la coterie régnante : C’en est assez, n’oubliez pas que nous sommes là et qu’il faut compter avec nous. Les démocraties se fatiguent d’entendre toujours parler d’Aristide le Juste ; qu’est-ce donc quand Aristide est injuste ? La coterie qui est l’âme secrète du gouvernement présidé par M. Carteret s’est baptisée d’un nom emprunté aux États-Unis, elle s’appelle le Caucus. Pour assurer la liberté de ses mouvemens, pour se mettre en état de se passer toutes ses fantaisies, le Caucus avait formé, à l’insu de tout le monde, le dessein de remanier la constitution genevoise, laquelle date de 1847. Après avoir élaboré, dans le plus profond mystère, son projet de révision, le Caucus et M. Carteret l’ont fait approuver par un grand-conseil plus docile que les mamelucks du second empire ; mais le peuple de Genève a refusé de ratifier ce vote, et il s’est trouvé une majorité de plus de 6,000 voix sur 11,400 votans pour condamner le projet. Le gouvernement de M. Carteret a été fort ébranlé par cette mésaventure, qui a réjoui tous ceux qui n’aiment pas ou qui n’aiment plus cet homme d’état, c’est-à-dire les conservateurs, les catholiques, les libéraux de toute nuance, beaucoup de radicaux dégrisés de leur idole, en général tous les hommes de bon sens, M. James Fazy et le pape Léon XIII.

Le projet de révision renfermait assurément plus d’un article que le peuple genevois aurait pu voter en sûreté de conscience ; maison lui avait interdit de faire son choix, son triage, il était tenu d’accepter ou de rejeter en bloc la nouvelle charte. Il l’a rejetée en bloc parce que son bon sens républicain y a découvert des clauses suspectes, des tendances fâcheuses, et il a jugé à propos d’avertir ses gouvernans qu’ils faisaient fausse route. M. Carteret et ses amis sont à Genève les représentans par excellence de la démocratie autoritaire, laquelle fait consister la liberté d’un peuple dans l’omnipotence d’un gouvernement issu du suffrage universel, dont les pouvoirs sont renouvelés de temps à autre par des plébiscites, par des votes de confiance des électeurs, comme si, pour être élective et responsable, la tyrannie en devenait moins oppressive. On appelle ce système le peuple-gouvernement ou le gouvernement-peuple. Le peuple est souverain, le peuple peut tout ; mais comme dans l’habitude de la vie il n’administre l’état que par procuration, il élit un certain nombre de délégués auxquels il transmet sa souveraineté, qu’il investit de tous ses droits et de celui qui tient