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quatre gazettes, chacune contenant une fable. Boursault commençait à se préoccuper d’un rôle plus sérieux, il voulait relever ses badinages par des leçons de sagesse et de morale pratique. Il concevait déjà l’idée de paraître comme un Ésope à la cour et à la ville, de résumer son expérience du monde à la façon de l’esclave de Phrygie, de donner ses conseils sous forme d’apologues. M. de Fieubet avait donc obtenu la promesse de quatre gazettes renfermant quatre fables. Comment en effet résister à un tel homme ? Ce conseiller d’état était la fleur de la société d’élite. Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, nous dit sans marchander, et cela d’après la tradition, que nul n’a plus soigneusement recueillie : « M. de Fieubet a été un des esprits les plus polis de ce siècle[1]. » Saint-Simon, qui raconte de lui une aventure des plus divertissantes, un tour audacieusement comique joué à l’un de ses collègues sur la route de Saint-Germain, ne peut se dispenser pourtant de le caractériser en ces termes : « C’était un conseiller d’état très capable, d’un esprit charmant, dans le plus grand monde de la ville et de la cour, et dans les meilleures compagnies, recherché par toutes les plus distinguées[2]… » Ce n’était pas un médiocre honneur à Boursault d’être recherché ainsi par celui que tout le monde recherchait.

Boursault était si bien recherché par M. de Fieubet que le brillant conseiller d’état, pour avoir plus tôt sa gazette, l’envoyait chercher de Fontainebleau par son laquais. Nous assistons ici aux procédés tout primitifs de ce singulier journalisme. Un grand laquais de M. de Fieubet, — c’est à Boursault que nous devons ce détail, — est arrivé la veille à huit heures du soir, annonçant qu’il repartirait le lendemain à midi. Il a ordre de rapporter le journal ; sa présence est un avertissement, il faut que Boursault en finisse. Midi sonne, midi et demi, une heure… Quel retard ! Monsieur a-t-il terminé ? Pas encore. La verve ne lui ferait pas défaut, ce sont les sujets qui manquent. Quoi ! de huit heures du soir au lendemain midi, faire tout seul une gazette ! aller aux nouvelles, raconter, commenter, et résumer le tout dans une fable ! Ce sera le début de sa missive : « Si j’étais dans un âge à obtenir des lettres de rescision, je vous jure, monsieur, que je me ferais relever de l’engagement que vous avez exigé de moi… » Il convient pourtant de s’acquitter. Voici la seule nouvelle qu’il ait apprise ; fâcheuse nouvelle, hélas ! Un excellent homme, M. de Rouilly, très pauvre et très respectable, que M. de Fieubet assistait généreusement, est mort

  1. Dans le Catalogue des écrivains français placé en tête du Siècle de Louis XIV, article Saint-Pavin.
  2. Mémoires de Saint-Simon, édit. Hachette, t. III, chap. IV.