Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/488

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seulement le pressentiment d’une question d’Orient. Pierre le Grand n’existait plus, et sa campagne du Pruth n’avait laissé que l’impression d’une aventure inconsidérée et sans conséquence ; Catherine II n’était encore qu’une enfant de huit ans, la fille complètement ignorée d’un petit prince besoigneux, général obscur dans l’armée prussienne. C’est à ce moment pourtant que Montesquieu vint poser le problème oriental dans des termes aussi précis qu’inattendus, dans les termes mêmes que l’Europe devait un jour adopter après mainte péripétie et mainte catastrophe, et il n’est pas jusqu’à la pointe railleuse et légèrement sceptique par laquelle l’écrivain avait aiguisé sa phrase qui ne fût un trait de génie de plus dans cette prédiction étonnante. Ces félicitations ironiques que l’auteur des Considérations adressait au peuple turc « de posséder inutilement un grand empire, » elles visaient aussi, elles visaient surtout les puissances européennes que les nécessités de la politique condamneraient encore à maintenir un pareil peuple dans sa possession si stérile ; — et en cela également, les événemens n’ont, hélas ! que trop justifié les prévisions du penseur.

Ç’a été la fatale destinée de l’empire ottoman de faire toujours trembler les états civilisés dans sa bonne comme dans sa mauvaise fortune, et l’on peut dire qu’il est devenu aussi menaçant pour leur repos par sa faiblesse et par sa décadence qu’il l’a été autrefois par sa force et son ascendant. Bien avant dans le XVIIIe siècle, les villages de l’Allemagne du sud avaient conservé l’antique habitude de faire sonner une fois par jour la « cloche turque[1] » : à ce signal, le laboureur se découvrait derrière sa charrue, et récitait un Pater pour que Dieu voulût bien détourner de la chrétienté le fléau d’une invasion musulmane, — et grand dut être l’étonnement de ces paysans du Danube lorsqu’ils apprirent avec le temps que les gouvernemens chrétiens n’avaient plus d’autre souci que de maintenir le musulman dans une domination jadis tant abhorrée et maudite. C’est à partir de la paix de Kaïnardji que commença pour les cabinets à se dessiner cette nouvelle évolution de la question d’Orient qui, réduite à sa plus simple expression, n’est autre chose que l’a question de préserver l’équilibre du monde de l’immense et épouvantable bouleversement qu’apporterait avec elle l’extension de la puissance russe sur les pays du Bosphore. Le comte de Vergennes fut le premier parmi les hommes d’état d’alors à reconnaître ce danger, et à élever la conservation de l’empire ottoman à la hauteur d’un grand principe européen. Ambassadeur de France à Constantinople pendant près de quinze ans et témoin de toutes les intrigues de Catherine II lors de sa première agression contre la Porte (1768)

  1. Türkenglocke. Wurm, Diplomatische Geschichte der oriental. Frage (Leipzig, 1858), page 1.