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justification posthume et éclatante, et la prophétie de Montesquieu s’accomplit à la lettre. Trois puissances commerçantes, les trois grandes puissances les plus intéressées à la sécurité de la Méditerranée comme à la liberté des transactions avec les échelles du Levant prirent en main la cause du padichah, et montèrent la garde au pied du sépulcre blanchi qui porte le nom de l’empire ottoman.

Libre au penseur solitaire et irresponsable à qui le monde n’appartient que comme sujet d’étude de déchiffrer dans tel coin obscur de l’édifice humain un impérieux ’Aνάγκη et de prononcer l’arrêt péremptoire : ceci tuera cela, libre encore à l’historien « sans haine, sans sympathie, » d’embrasser d’un regard impassible une longue suite de générations, et d’en déplorer les stériles labeurs ; mais les gouvernemens n’ont ni les loisirs, ni la vocation de ces spéculatives besognes. Les gouvernemens ne font ni de la philosophie de l’histoire, ni des traités d’éthique ; ils font la besogne du jour, ils parent aux nécessités courantes, ils combattent le combat de la vie, pour emprunter une expression à une science très en vogue de nos jours : les guerres pour une idée ne leur portent point bonheur, une expérience récente ne l’a que trop prouvé, hélas ! Lord Londonderry écrivait en 1821 au sujet de l’insurrection de la Grèce : « Les hommes d’état ne sont appelés qu’à sauvegarder les intérêts qui leur sont confiés immédiatement, et ils ne doivent pas mettre en péril l’existence de la génération actuelle en voulant assurer, par leurs calculs, le bonheur de la postérité[1]. » Le mérite de devancer son époque et d’anticiper sur l’avenir est un mérite bien contestable en somme, alors même qu’il n’est revendiqué que par le simple citoyen, dans la simple sphère de la vie individuelle, car il s’agit avant tout de suffire au présent, et de remplir pleinement les devoirs déjà si difficiles qu’imposent à chacun de nous son temps et son milieu ; mais une pareille ambition deviendrait une folie criminelle chez les gouvernemens qui ont charge des intérêts si délicats et si compliqués des nations. « Je sais très bien, disait le grand citoyen et le grand politique François Deak, je sais très bien ce que je ferai aujourd’hui, et à peu près ce que je ferai demain ; le surlendemain regarde le bon Dieu ; » parole admirable et qui sous une forme familière trace si nettement aux hommes d’état leur devoir d’enlever au hasard tout ce qu’il est possible de lui enlever dans les événemens présens et pressans, et de laisser à la Providence, dans les horizons lointains, la grande marge qu’elle sait bien prendre d’elle-même, et en dépit de nos présomptueuses combinaisons ! .. Laisser précisément à la Providence le soin de mûrir son œuvre, — la formation d’un nouvel

  1. Dépêche de lord Londonderry au chevalier Bagot, 28 octobre 1821.