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Turquie (1788)[1]empruntaient à toutes ces circonstances une autorité que n’avaient jamais pu obtenir les plaisanteries du patriarche de Ferney contre le Mustapha. C’était d’ailleurs le moment où Catherine procédait à la réalisation de son « projet grec ; » l’Europe, devenue soucieuse depuis le traité de Kaïnardji, prenait de l’intérêt aux affaires du Levant ; les idées de M. de Vergennes avaient pénétré bien avant dans les esprits, et l’attaque dirigée soudain par un juge réputé compétent contre la politique de ce ministre (mort l’année précédente) produisit une impression très profonde. L’écrit de Mr de Volney fut pour ainsi dire le programme de l’opinion libérale dans la question d’Orient, à la veille de la révolution, et c’est à ce titre qu’il mérite de fixer un instant notre attention.

Ce qui frappe surtout dans ce livre maintenant si oublié, c’est sa ressemblance complète, en fait de raisonnement et de déraisonnement avec la plupart des pamphlets publiés dans ces dernières années par les impresarii des « atrocités bulgares. » A l’instar de MM. Gladstone, Freeman, Merriman, Froude et tant d’autres, l’auteur des Considérations commence d’abord par flétrir la partialité du ministère dans la publication des nouvelles. Il voit « improbité ou faiblesse dans les relations des faits qui nous parviennent sous l’inspection du gouvernement, » et trace de son côté un tableau du régime turc avec cette « exagération » et cette « sécheresse » que Dumont de Genève a si bien reconnues comme les deux qualités maîtresses de l’auteur des Ruines[2]. La définition du gouvernement ottoman par Volney comme « un gouvernement ennemi de l’espèce humaine » n’a pas sans doute toute l’énergie de la fameuse phrase sur « l’espèce anti-humaine de l’humanité, » qui constitue un des plus beaux fleurons de la rhétorique de M. Gladstone ; mais ce dernier aurait le droit d’envier au philosophe français l’étrange accusation portée contre les Turcs d’avoir inventé la peste. Oubliant maint passage de la Bible, tel récit célèbre de Thucydide, la prière si touchante de l’Œdipe de Sophocle, le De Natura Rerum, et jusqu’à l’introduction du Décaméron, Volney s’écrie sur un ton pathétique : « Qui jamais avant les Ottomans avait ouï parler de lazarets et de peste ? c’est avec ces barbares que sont venus ces fléaux ! » Il va sans dire qu’il n’admet pas la possibilité que les troupes musulmanes puissent résister un instant à la puissance moscovite (elles résistèrent pourtant pendant cinq ans aux forces réunies de la Russie et de l’Autriche, dans la campagne qui venait de commencer alors !) : « L’empire turc n’est plus qu’un vain fantôme, ce

  1. Catherine II envoya une médaille d’or à Volney pour son ouvrage, auquel M. de Peyssonnel répondit par l’Examen du livre de M. de Volney, déjà cité par nous.
  2. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, VII, p. 407.