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L’ÎLE DE CYPRE.

Déjà corrupteurs par eux-mêmes, de pareils usages l’étaient devenus bien plus encore par l’affluence des étrangers qui visitaient l’île de Cypre. Il n’est donc pas étonnant que les mœurs y aient été très relâchées. L’antiquité tout entière s’accorde à signaler la mollesse des Cypriotes, leurs habitudes efféminées et dissolues[1]. Pour détendre le ressort des âmes, il n’eût même pas été besoin de ces rites licencieux ; en l’absence de toute liberté politique, il eût suffi de cette abondance extraordinaire que l’île devait à ses richesses naturelles, à sa fertilité et à son commerce. Une vie si facile et si plantureuse ne fait pas des cœurs énergiques, n’éveille guère le désir du mieux et l’instinct du progrès. Les anciens avaient remarqué cette placidité un peu lourde du Cypriote et l’avaient définie d’un mot : c’est un bœuf de Cypre, disait-on d’un esprit pesant, assoupi dans un bien-être fait tout entier d’habitude et de gourmandise repue. Par une de ces surprises, par un de ces paradoxes qui ne sont pas rares dans l’histoire, ce fut Cypre qui donna le jour au fondateur de la plus haute doctrine morale que le monde antique ait connue ; le stoïcisme, cette école d’abstinence, de renoncement et de devoir, naquit avec Zénon, que Cicéron appelle un Phénicien de Kition.

Cette prospérité ininterrompue, au sein de laquelle l’île s’était comme endormie, ce furent les Juifs qui la troublèrent les premiers. La guerre de Judée avait jeté à Cypre nombre de Juifs exilés. Sous Trajan, ces réfugiés se soulevèrent, les armes à la main, et massacrèrent, dit-on, jusqu’à deux cent quarante mille personnes. Ces monothéistes farouches ne durent pas épargner les temples.

Le christianisme ne tarda point à poursuivre la dévastation commencée. Par sa situation, cette terre était appelée à recevoir l’une des premières la semence de la foi chrétienne. L’apôtre Paul lui-même y avait prêché l’Évangile ; lors du concile de Nicée, il existait dans l’île treize évêchés, sous la primauté du siège de Salamine. Les détails nous manquent sur les violences qui marquèrent, à Cypre, le triomphe du culte nouveau ; mais nulle part les cérémonies païennes n’avaient un caractère plus licencieux et n’étaient mieux faites pour indigner les chrétiens ; nulle part donc leur rage sainte ne dut renverser avec plus de fureur temples et statues. Ce fut comme en Syrie pour les temples d’Adonis, pour les sanctuaires de Byblos et du Liban. À Cypre, si l’histoire est muette, les pierres

  1. De curieux détails nous ont été conservés par Athénée sur les étranges raffinemens de luxe et de volupté dont l’usage s’était établi dans les cours des petits princes de Cypre ; Athénée les emprunte à un historien cypriote de l’époque alexandrine, Cléarque de Soli. Le régime monarchique auquel étaient soumises les cités cypriotes présentait des traits assez particuliers pour que le Montesquieu de l’antiquité, Théophraste, ait cru devoir l’étudier et le décrire : un de ses traités perdus était intitulé : la Royauté à Cypre, βασιλεία τῶν Κυπρίων (Basileia tôn Kupriôn).