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L’ÎLE DE CYPRE.

datte ; mais ses panaches et sa tige élancée annoncent de loin aux regards les villes cypriotes et leur donnent un aspect tout oriental.

Pour les hommes du XIIIe et du XIVe siècle, Cypre, par la nature et la variété de ses produits, par tout ce qui se raconte en Occident de sa richesse et de sa beauté, est comme une Inde en raccourci, une Inde moins éloignée et plus abordable que celle de l’Océan. On lui prête les mêmes trésors ; tous les aventureux, gens d’épée et gens de négoce, se tournent vers elle et viennent y chercher fortune, comme ils se jetteront, deux ou trois siècles plus tard, sur l’Amérique et sur les Grandes-Indes ; elle a le prestige ; son nom seul parle aux imaginations et les surexcite ; il leur ouvre le champ illimité du désir et du rêve.

Toute exagération à part, c’était bien alors la plus riche contrée de tout le bassin de la Méditerranée. Le port principal n’en était plus l’antique capitale, depuis longtemps déchue, Salamine ; c’était l’ancienne ville d’Ammochostos, située un peu plus au sud, sur la côte orientale ; sous son nom moderne de Famagouste, cette ville disputait à Constantinople et Alexandrie la suprématie du commerce de l’Orient. Les voyageurs qui la visitaient sont à court de mots pour traduire leur admiration ; ils célèbrent à l’envi le luxe de la noblesse et l’opulence des marchands, « dont l’un, en mariant sa fille, lui donna pour sa coiffure seule des bijoux qui valaient plus que toutes les parures de la reine de France ensemble, au dire des chevaliers français[1]. » Comme autrefois Paphos, Famagouste avait ses courtisanes, renommées dans tout l’Orient pour leur beauté, leur fortune et leurs profusions. C’est là un trait que nous retrouvons, sous l’empire de religions pourtant très différentes, à toutes les époques de l’histoire de Cypre. La luxure et la volupté y sont, si l’on peut ainsi parler, dans l’air même que l’on y respire.

La décadence commence à la fin du XIVe siècle ; elle est hâtée par l’avidité et les violences des Génois, qui s’emparent de Famagouste et en restent maîtres pendant quatre-vingt-dix ans. Lorsque Venise, en 1489, hérita du dernier des Lusignans, on pouvait encore espérer pour l’île de beaux jours ; c’étaient d’intelligens administrateurs que les provéditeurs vénitiens. Ils paraissent avoir fait tout ce qu’ils pouvaient pour encourager l’agriculture ; on raconte à Cypre qu’ils payaient un sequin de prime par olivier planté ou greffé. Déjà pourtant, malgré tous leurs efforts, la production et la prospérité diminuaient. Christophe Colomb et Vasco de Gama avaient ouvert de nouveaux chemins ; le monde connu des anciens semblait maintenant étroit et sans profondeur ; c’était vers les deux Amériques et vers les Indes que se tournait l’esprit d’entreprise ; c’était

  1. Rodolphe de Saxe, De Terra sancta et itinere Hierosolimitano.