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Français du XVIIe siècle ? n’hésitez pas ; l’Ésope de Boursault est un Parisien du temps de Molière, ce qui n’empêche pas le poète de le placer en Orient à la cour du roi de Lydie. Ce mélange de noms antiques et de choses modernes, ces notaires et ces huissiers dans l’empire des Sardes, Ésope prenant le café chez le gouverneur de Cyzique, tout cela produit à première vue une impression assez bizarre, mais on ne tarde guère à s’y habituer. Il y a d’ailleurs chez nous, soit dit en passant, toute une tradition théâtrale où ce caprice reparaît. Il suffit de rappeler le Démocrite de Regnard, les comédies grecques de Fontenelle, Macate, le Tyran, Abdolonime, et de nos jours maintes ébauches, maintes fantaisies, où l’on prête aux dieux de l’Olympe les sentimens du boulevard. On pourrait y joindre dans une certaine mesure les tableaux charmans d’Emile Augier, la Ciguë et le Joueur de flûte.

Ici encore, comme dans le Mercure galant, le sujet de la comédie n’est qu’un prétexte. L’auteur a cherché un moyen de déployer toute une suite de portraits, toute une série de scènes et d’épisodes dont le seul lien est la personne d’Ésope. — Ésope est en grande faveur auprès du roi Crésus. Le monarque l’a chargé de parcourir les provinces de l’empire pour y faire régner la justice, recevoir les plaintes du peuple, rappeler les magistrats au devoir, enseigner aux uns l’équité, aux autres la soumission, à tous la vérité et le bon droit. Voilà un souverain patriarcal ou raffiné, un roi des premiers âges du monde ou des âges philosophiques, un roi comme Fénelon en peindra la figure idéale dans son Télémaque et comme les rêvera la philantrophie du XVIIIe siècle. De ce roi philanthrope, l’esclave de Phrygie est le missus dominicus. On songe aussi, en le voyant paraître, aux premiers présidens des grands-jour s. Seulement, les magistrats des grands-jours étaient surtout délégués par le souverain pour la répression des tyrannies locales ; le personnage de Boursault, également investi de ces droits de haute justice, nous apparaît surtout dans la pièce comme chargé d’enseigner le bien et le vrai. L’Ésope de 1690 est l’inspecteur général de la sagesse publique.

Le voilà depuis hier soir dans la ville de Cyzique. Le gouverneur, un duc et pair nommé Léarque, est fort empressé, comme on pense, à recevoir l’envoyé de Crésus. Léarque a une fille jeune, belle, charmante ; quel bonheur pour Léarque, s’il pouvait la marier à Ésope ! Il est vrai qu’Ésope est laid, bossu, difforme, tandis qu’Euphrosine est une merveille de grâce ; mais qu’importe à Léarque ? Ésope a tant d’esprit, un sens si droit, une âme si belle ! surtout, c’est là ce qui touche Léarque, Ésope est si puissant auprès du roi ! Tel est donc le sujet : Ésope épousera-t-il Euphrosine, la belle Euphrosine, à qui sa vue fait horreur et qui aime le plus brillant des