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monde et s’ignorait elle-même se sont-elles évanouies sans trouver d’écho, sans laisser de trace ; n’ont-elles point mérité d’être recueillies et conservées par la reconnaissance ou l’admiration des hommes ? L’histoire, scrupuleusement interrogée, fournit une ample réponse à cette double question.

Quand nous lisons, par exemple, les mémoires et les correspondances politiques du XVIIIe siècle, que voyons-nous ? Une émotion extraordinaire se manifester dans Paris, toutes les fois que la grand’chambre du parlement discute une question de liberté de conscience ou d’enregistrement d’impôts : un intérêt passionné s’attache non pas seulement au résultat de la délibération, mais aux discours que les magistrats prononcent avant de voter pour expliquer et motiver leur opinion. On prend note de ces discours, on en distribue sous le manteau des copies manuscrites ; on se montre avec enthousiasme les conseillers les plus éloquens ; on compare les talens rivaux, et quand l’un de ces protecteurs des libertés publiques vient à paraître dans les rues voisines, remplies d’une foule ardente, on bat des mains, on leur jette des couronnes, on crie sur leur passage : « Voilà de vrais Romains, les pères de la patrie ![1]. » Remontons plus haut ; ouvrons les archives de nos états-généraux, même les plus anciens. A côté des harangues d’apparat, qui se débitaient dans les séances d’ouverture ou de clôture, nous trouverons, sous les formes les plus variées, les improvisations d’une éloquence naturelle, parfois diffuse, souvent énergique, de vrais discours d’une audace toute moderne prononcés dans les débats à huis clos où les trois ordres, tantôt séparés, tantôt réunis, discutaient les articles du cahier des états. C’est ce que nous appelons aujourd’hui le travail des commissions. Là se déclarent, dans le feu de la controverse, des talens oratoires, inconnus la veille, des tempéramens de tribuns qui fermentaient en secret et dont un incident provoque la bruyante manifestation.

On découvre donc, en pénétrant dans les profondeurs de la vie morale et civile de l’ancienne France, au cœur même de ses institutions mal définies, une tradition non interrompue de libéralisme éloquent, une sève de courageuse et savante parole toujours prête à se répandre ; et ces subites apparitions, passagères comme l’événement qui les suscitait, ces échappées irrégulières de sentimens longtemps contenus, ces protestations du bon sens et de la loyauté, souvent inutiles, mais respectables jusque dans leur insuffisance, forment l’introduction, la préface obligée d’une histoire de la tribune moderne » Nos brillans orateurs contemporains peuvent

  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1871, notre étude sur les Mémoires de Siméon-Prosper Hardy.