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celle-ci ? Quand les Cimbres ravagèrent les champs de nos ancêtres, leur torrent passa et se répandit hors de nos frontières. Il n’en est point ainsi de la conquête romaine ! Elle dure et s’éternise ; elle fait peser sur les contrées où elle s’établit un joug qu’on ne peut plus briser. En doutez-vous ? Voyez cette partie de la Gaule qui n’est pas loin de nous : réduite en province, elle courbe la tête sous les haches consulaires ; elle est écrasée sous une oppression qui ne finira plus. » Critognatus, comme Vercingétorix, nous représente bien ces génies incultes, fort nombreux alors dans le pays gaulois, ces fières natures, de puissante ébauche, qui, à demi cachées sous une rude enveloppe, étonnaient le vainqueur par leur instinctive originalité.

Les historiens grecs et latins, souvent injustes et peu souvent d’accord lorsqu’il s’agit de cette race vigoureuse, sont unanimes à reconnaître en elle le goût inné de la parole publique, une faculté, une vocation oratoire qui la distinguent du reste des barbares. Pomponius Mêla, contemporain de l’empereur Claude, après avoir décrit la religion et les institutions des Gaulois, ajoute : « Ils ont aussi une sorte d’éloquence qui leur est propre, habent et suam facundiam. » Diodore de Sicile, qui écrivait sous Auguste, caractérise ainsi cette éloquence : « Leur langage est figuré, hyperbolique et subtil ; ils emploient volontiers l’allégorie. Pleins de jactance, ils ne tarissent pas en exagérations sur leur gloire personnelle, en paroles dédaigneuses sur les actions d’autrui. Le ton menaçant de leurs discours s’élève jusqu’à l’emphase tragique. Avec cela, ils ont l’esprit vif et singulièrement disposé à s’instruire. » Ils se civilisent fort vite, dit à son tour Strabon, et « s’appliquent à l’éloquence. » Né l’an 50 avant notre ère, c’est-à-dire à l’époque même de la guerre des Gaules, Strabon avait pu observer de près, dans ses voyages, ce qui restait encore des anciens Gaulois battus par César : c’est lui qui nous fait connaître un usage assez bizarre de leurs assemblées. Lorsqu’un discours était troublé par des cris et des injures, un licteur, l’épée nue à la main, marchait droit à l’auteur de l’interruption et, d’un l’onde menace, lui ordonnait de se taire. En cas de récidive, il réitérait l’avertissement. Si le perturbateur s’obstinait, il lui coupait un large pan de son vêtement, ce qui mettait hors d’usage l’habit tout entier. Voilà le moyen imaginé par les Gaulois pour maintenir l’ordre dans les réunions publiques et pour assurer aux orateurs la liberté de la tribune.

Ils avaient un emblème de l’éloquence que Lucien admira beaucoup lorsqu’il visita la Gaule dans le second siècle de notre ère. Le Dieu qui, chez eux, personnifiait la force physique et le courage guerrier, représentait aussi, par un double attribut, l’art de la