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réformes ; c’est même un rouage dont, depuis Pierre le Grand, la Russie a fait grand usage, et qui, aujourd’hui comme jadis, peut être regardé comme le principal moteur de tout le mécanisme judiciaire. Dans aucun pays, l’autorité du procureur, représentant direct du ministre, n’est mieux établie et plus redoutée. Comme en France, le parquet forme une administration fortement centralisée et dont les attributions étendues sont peut-être moins du ressort de la justice que du ressort de la police. Le rôle du parquet, légalement restreint par les lois de 1864, s’est depuis élargi de nouveau, grâce à la réaction autoritaire de la seconde moitié du règne d’Alexandre II et aux appréhensions inspirées par les conspirations révolutionnaires des dernières années. D’auxiliaire de la justice, le procureur en semble trop souvent devenu le tuteur, et des fonctions en principe accessoires sont en fait devenues prédominantes[1].

Le parquet est le chemin des plus hautes dignités judiciaires, c’est dans ses rangs que se recrutent fréquemment le haut personnel de la magistrature assise, les présidens des tribunaux et des cours de justice. Les relations directes et constantes des procureurs avec le ministère leur donnent à cet égard un facile avantage. A Saint-Pétersbourg comme à Paris, les ministres oublient trop souvent que pour un juge, voué par profession à l’impartialité, c’est une mauvaise éducation que d’être accoutumé par métier à regarder les prévenus du point de vue de l’accusation. De deux fonctions qui, loin d’être une préparation l’une à l’autre, exigent des habitudes d’esprit et des qualités toutes différentes, pour ne pas dire opposées, on fait ainsi une seule et même carrière au risque, en les confondant, de laisser parfois retrouver le procureur sous le juge.

En Russie, ces nominations de procureurs s’expliquent en partie par la difficulté de trouver des juges instruits et expérimentés. Ici comme partout dans les nouvelles institutions, l’on sent le manque d’hommes spéciaux ; il faut que les réformes créent elles-mêmes peu à peu le personnel qui les doit appliquer. Dans un pays presque entièrement dépourvu de jurisconsultes, il était difficile de trouver des juges. L’on ne saurait donc beaucoup s’étonner si l’on rencontre des magistrats, des présidens même qui n’ont pas fait leur droit. Il y a moins de dix ans, l’on comptait encore dans les tribunaux d’arrondissement et les cours d’appel plus de 20 pour 100 des juges dénués de toute instruction spéciale et de tout diplôme

  1. Pour mettre fin à cette excessive influence du parquet sur la magistrature, un publiciste russe a proposé un moyen radical, ce serait de détacher le parquet du ministère de la justice pour le rattacher avec la police au ministère de l’intérieur. (Golovatchef, Deciat lêt reform.)