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— Mon cousin m’a laissée ici, répondit-elle. Vous savez que je vous ai dit que j’avais un cousin en France. Il est venu à ma rencontre ce matin, à l’arrivée du steamer.

— Il aurait pu s’épargner cette peine, puisqu’il devait vous abandonner sitôt.

— Il ne m’a quittée que pour une demi-heure. Il est allé chercher mon argent.

— Où est votre argent ?

— Tenez, cela me rend très fière, répondit miss Spencer avec un petit éclat de rire ; je suis arrivée munie de traites.

— Et où sont vos traites ?

— Mon cousin les a.

Le ton de cette réponse n’impliquait pas la moindre méfiance, mais elle me donna la chair de poule. Je ne connaissais pas le cousin de miss Spencer, et les présomptions parlaient en sa faveur, par la simple raison qu’il était son cousin ; néanmoins, je ne pus m’empêcher d’être inquiet en songeant qu’une demi-heure après le débarquement les fonds de la passagère inexpérimentée se trouvaient entre les mains de ce monsieur.

— Doit-il voyager avec vous ? demandai-je.

— Seulement jusqu’à Paris. Il habite Paris, où il est venu pour étudier la peinture. Je lui avais écrit pour lui annoncer mon arrivée. Je ne m’attendais pas à ce qu’il vînt au-devant de moi jusqu’au Havre. Je croyais seulement le trouver à la descente du train à Paris. C’est très bon de sa part ; mais il est très bon, et il a beaucoup de talent.

Je devins tout à coup fort désireux de faire la connaissance de ce peintre de talent.

— Et il est allé chez le banquier ? demandai-je.

— Oui, il m’a menée à un hôtel, — une vieille auberge si pittoresque, si drôle, avec une galerie en bois autour du premier étage et une hôtesse si prévenante et si bien mise ! Au bout de quelque temps, nous sommes sortis, car je n’avais pas d’argent français. Mais j’étais encore étourdie par le mouvement du navire et jai pensé qu’il valait mieux me reposer un peu. Mon cousin a découvert cet endroit et il est allé seul chez le banquier. Il doit me rejoindre ici.

La supposition pourra paraître fort injuste, vu que rien ne l’autorisait ; mais l’idée me traversa l’esprit que le cousin ne se montrerait plus. Je rapprochai une chaise de celle de miss Spencer, décidé à attendre le dénoûment. Elle était très observatrice, et il y avait quelque chose de touchant dans la curiosité enfantine que lui inspiraient le mouvement de la rue, la forme des voitures, les grands chevaux normands, les caniches tondus, la diversité des toi-