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monde, avec sa besace et son bâton, prêchant les pauvres, insultant les riches, jusqu’au jour où, pour restaurer sa popularité compromise et faire encore une fois du bruit dans Le monde, il se brûle vivant à Olympie.

Ici, comme on le voit, les chrétiens jouent un rôle plus important que dans l’Alexandre, et même, si l’on en croit certains critiques, il ne serait question que d’eux depuis le commencement jusqu’à la fin du dialogue. M. Aubé, qui résume et partage leur opinion, est d’avis qu’en racontant le suicide de Pérégrinus Lucien a eu l’intention formelle de se moquer des martyrs. Il reprend tous les traits de ce récit satirique, et dans chacun d’eux il croit trouver une allusion à ce qui se passait quand on menait un chrétien à la mort. Ainsi, selon M. Aubé, nul doute que, dans tout ce petit livre, Lucien n’ait fait, aux dépens des chrétiens, son métier de railleur : Pérégrinus n’est plus ici le philosophe cynique que tout le monde connaissait, mais le pseudonyme d’un évêque. De quel évêque est-il question ? — car une fois en voie de conjectures, on a voulu aussi le savoir. — Est-ce d’Ignace d’Antioche, qui périt sous Trajan, ou de Polycarpe de Smyrne, dont la mort était alors toute récente ? « Nous croyons, dit M. Aubé, que Lucien ne s’est attaché servilement ni à copier l’histoire d’Ignace ni à reproduire celle de Polycarpe, qu’il n’a pas parodié tel ou tel personnage historique en particulier, mais qu’il a composé son roman satirique en réunissant librement divers traits que ses observations ou les on dit lui avaient fournis, que son Pérégrinus est comme un type autour duquel il a groupé des faits et des circonstances empruntés à divers épisodes contemporains, sans se refuser le droit de broder à sa fantaisie. »

C’est ce que j’ai grand’peine à croire, et je vois beaucoup de bons esprits en douter. M. Ed. Zeller, le savant professeur de Berlin, vient de publier sur ce sujet un travail dont les conclusions sont tout à fait contraires à celles de M. Aubé[1]. Il est clair, nous dit-il, que Lucien n’avait pas une meilleure opinion du martyre des chrétiens que du suicide de Pérégrinus ; mais, s’il avait voulu le dire, il l’aurait dit ouvertement. Est-ce donc un satirique timide et qui aime à voiler sa pensée ? Ici d’ailleurs quelle raison avait-il de la dissimuler ? Que pouvait-il craindre en attaquant des gens odieux à tout le monde et poursuivis par l’autorité ? Pourquoi donc prendre un détour inutile ? Quelle idée surtout de les représenter par un homme dont on vient de nous dire que depuis longtemps il les avait quittés et qu’il s’était fait cynique ? D’ailleurs quelle ressemblance

  1. Le travail de M. Zeller, intitulé : Alexander und Peregrinus, ein Betrüger und ein Schwärmer, a été publié d’abord dans la Deutsche Rundschau. Il l’a recueilli ensuite dans le second volume de ses Vorträge und Abhandlungen qui vient de paraître.