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trouve-t-on entre la mort des chrétiens et celle de Pérégrinus ? Le chrétien accepte volontiers de mourir plutôt que de renier sa foi, mais son sacrifice est forcé, et l’église condamne les imprudens qui vont au-devant du supplice. Il a été dénoncé par quelque traître, il est condamné par un juge et traîné par un bourreau. Pérégrinus, au contraire, se jette dans le bûcher sans que personne l’y contraigne. Il a annoncé un an à l’avance qu’il donnerait ce spectacle à ses concitoyens, il y a convié les curieux. Quoiqu’il connaisse les chrétiens et qu’il ait partagé quelque temps leurs croyances, il ne prend pas modèle sur eux ; sa conduite est conforme aux principes de la doctrine qu’il professe et non de celle qu’il a quittée. Il n’imite pas Ignace ou Polycarpe, il meurt comme Hercule, le patron des philosophes cyniques.

J’avoue pourtant qu’il est possible de rattacher cette mort au christianisme, mais ce n’est pas tout à fait au sens où l’entend M. Aubé. Lucien raconte que, dans cette dernière scène qui se passa près du bûcher, après que Pérégrinus eut harangué la foule, « les plus niais de l’assistance se mirent à larmoyer et à lui dire : Conservez-vous pour les Grecs. Mais d’autres, plus fermes, lui criaient : Finissez-en ! » Que voulaient ceux qui lui faisaient ainsi cette exhortation, ou plutôt cette injonction féroce ? Était-ce la curiosité seule qui les rendait avides d’un si repoussant spectacle ? Leur cruauté pouvait avoir un autre motif. Il n’est pas douteux que le courage avec lequel les chrétiens confessaient leur foi n’ait beaucoup frappé les esprits. Si leur fermeté semblait à quelques païens illustres, à Marc-Aurèle et à Épictète, une ostentation et une folie, d’autres ne pouvaient s’empêcher d’en être jaloux. Ils souhaitaient montrer au monde qu’on pouvait trouver chez eux les mêmes vertus ; ils voulaient par quelque grand exemple détruire l’effet que la mort des chrétiens produisait sur la foule. C’étaient ceux-là sans doute qui, dans la scène d’Olympie, témoignaient une impatience inhumaine et criaient à Pérégrinus d’en finir. Mais ils n’entendaient pas qu’on leur donnât simplement une imitation et une contrefaçon du martyre. C’est un païen qui allait mourir, et il fallait qu’il mourût à la façon païenne. Il s’agissait d’offrir à la Grèce le spectacle d’un philosophe poussant jusqu’à l’héroïsme ce mépris de la vie qu’on enseignait dans les écoles. La fin de Pérégrinus est donc celle d’un sage nourri des préceptes de Zenon et d’Antisthènes ; c’est le triomphe du suicide stoïcien.

Ces raisons m’empêchent de croire que Lucien songeât aux chrétiens quand il décrit la mort de Pérégrinus. Si l’on veut savoir ce qu’il pensait d’eux, il faut s’en tenir aux passages où il en parle ouvertement. Il y en a un surtout qui est célèbre et qu’il faut reproduire,