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ici d’elle-même et qu’il n’est pas besoin des explications de l’auteur pour savoir ce qu’il a voulu dire.

A la place de cet art si élevé et si simple, si mesuré et si libre, quel art nouveau prétend-on nous donner ? On ose objecter, le croiriez-vous ? qu’il est contraire à la vérité absolue de voir deux ou plusieurs personnes chanter à la fois sans s’écouter l’une l’autre ; qu’il est absurde de répéter des phrases et des périodes déjà entendues, et bien d’autres choses encore. Belles découvertes assurément ! Mais sans ces conventions tacitement admises de tout temps par l’auditeur bénévole, l’opéra est-il possible ? Si vous refusez au compositeur le charme du développement des phrases mélodiques, la puissance de la polyphonie, l’art de l’agencement des voix, la surprise frappante du retour d’un motif ramené par une modulation inattendue, si vous lui ôtez enfin tout ce qui est la condition même de l’art, il n’y a plus d’art, et avec le drame musical ainsi compris, la musique cesse d’être nécessaire.

Or Wagner, poussant à bout son système, a supprimé dans ses derniers ouvrages tous les élémens, toutes les ressources que nous venons d’énumérer. Voyons si ce qu’il nous donne en échange vaut ce que nous perdons. Nous ouvrons la partition de Siegfried, un des ouvrages de la tétralogie[1] ; qu’y trouvons-nous ? Durant les trois longs actes, pas un duo, pas un quatuor, pas un ensemble, pas un finale ; jamais deux voix qui chantent en même temps sur la scène. En revanche, du récit, toujours du récit ; de la déclamation soutenue par les accords de l’orchestre, orchestre merveilleux, il est vrai, et d’une puissance de coloris singulière ; mais enfin que devient la musique en cette affaire ? Elle soutient et colore le récit, nous le voulons bien, mais ce récit ne serait-il pas plus naturel et s’entendrait-il moins bien sans la musique ? Est-ce donc assez pour elle que de se borner à peindre, à accentuer chaque geste, chaque mot de l’acteur ? nous n’osons plus dire du chanteur, car ce n’est pas notre moindre grief contre Wagner que le rôle subalterne, auquel il réduit la voix humaine, en chargeant le plus souvent l’orchestre de moduler tous les sentimens dont il refuse à celle-ci l’expression. Ne s’est-on pas avisé d’ailleurs de lui imputer à honneur l’absence de la mélodie, laquelle ne revient que rarement, comme pour nous faire mieux comprendre « que les sentimens les plus divins n’illuminent la vie de l’homme que de rayons fugitifs. » Éloge étrange, en vérité, de vouloir ériger en principe ce qui n’est que pauvreté et de faire de nécessité vertu !

Parlerons-nous encore de cette autre idée, par trop enfantine, de

  1. Nous disons tétralogie et non, comme on le dit souvent, trilogie ; le cycle des Niebelungen comprend en effet quatre ouvrages distincts : Rheingold, la Walkyrie, Siegfried et Götterdœmmerung.