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sa physionomie comme critique. Tout écrivain qui vient de faire un livre se choisit un critique en imagination, et le choisit, cela va sans dire, selon les affinités intellectuelles qu’il suppose exister entre eux ; cherchons un instant quelle classe d’écrivains doit être ambitieuse des suffrages de M. de Mazade et quelle autre doit redouter ses arrêts, et nous découvrirons aussitôt de quelle manière notre ami entend ses fonctions à cet égard et quelle nature d’esprit il y porte. Eh bien ! si j’avais fait une œuvre littéraire qui s’adressât plus à l’âme qu’aux facultés matérielles, une œuvre où je n’aurais usé pour amorcer le succès ni des piperies de la forme, ni du galvanisme de la mise en scène, ni des séductions préméditées d’une fantaisie équivoque, une œuvre pour laquelle je n’aurais demandé inspiration et soutien qu’aux muses les plus sévères, je ne voudrais pas avoir d’autre critique que M. de Mazade ; mais, si j’avais au contraire commis une œuvre qui s’adressât plutôt à la curiosité qu’à la méditation, et où je me fusse plus soucié des artifices de la forme que de la noblesse des sentimens, quelque histoire de passion où j’aurais mis toute ma verve à rendre le brillant du péché sans préoccupation de l’impression dangereuse qui pourrait en résulter sur le lecteur, quelque étude de sensualité que j’aurais creusée avec l’amour malsain d’une basse vérité, je me garderais bien de la lui faire parvenir, et je ferais tout au monde pour éviter qu’il fût mon juge. M. de Mazade est du nombre des critiques aujourd’hui trop rares qui font justement passer avant toute autre considération les droits de la morale et les intérêts du bien. Il est de ceux qui, lorsqu’ils ouvrent une œuvre nouvelle, se demandent tout d’abord non pas « l’œuvre est-elle amusante et peut-elle attraper le succès ? » mais « quel bien ou quel mai peut-elle faire, quelle influence salutaire ou corruptrice peut-elle exercer, quelle cause peut-elle servir ou ruiner ? quels principes moraux affaiblit-elle ou défend-elle ? Jamais le dilettantisme n’a fait commettre à M. de Mazade une complaisance coupable, et il est de ceux, j’en suis certain, qui aimeraient mieux s’être trompés sur la valeur littéraire d’une œuvre que de l’avoir reconnue, si pour cela il leur avait fallu faire fléchir certains principes de morale et de goût. Le succès d’une œuvre acclamée ne l’intimide pas, le talent de l’auteur ne le corrompt pas, son jugement ne se laisse ni duper, ni séduire par les opinions plus ou moins complices qui arrivent jusqu’à lui. Ce qu’il pense ou ce qu’il répond en pareil cas, je le sais, et je puis hardiment parler pour lui. « Cette œuvre a du succès, me dit-on, c’est précisément ce qui m’en fâche ; elle est amusante, c’est ce que sont aussi quantité de choses qui ne se piquent pas de littérature ; elle est écrite avec talent, qu’importe si ce talent habille des pensées malsaines ou des