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rendez-vous à ceux qui ont dérobé des valeurs de banque et à ceux qui escomptent les produits de ces vols. Parfois la clientèle varie avec la salle ; celle qui se trouve à l’entrée reçoit les consommateurs de passage, celle du fond les habitués de chaque jour, auxquels une porte de derrière permet toujours de s’évader en cas d’alerte. Il en est d’autres au contraire dont l’aspect est tellement hideux que j’ai été étonné d’y retrouver comme un écho affaibli des plaisirs d’une civilisation plus élégante. Un soir je me suis introduit, non sans précaution, dans un tapis-franc situé dans une ruelle du vieux Paris, à quelques pas de la place Maubert. Dans une première salle, quelques femmes couchées par terre cuvaient en dormant leur eau-de-vie. Dans la seconde, à peine assez large pour contenir deux tables, l’entassement des êtres humains était si grand qu’à peine pus-je trouver un bout de banc pour m’asseoir à côté d’un homme qui, appuyé contre le mur, branlait sa tête alourdie par l’ivresse et riait d’un air stupide en me regardant. En face de moi était assise une jeune fille qui aurait pu être passable sans la bouffissure de ses traits. Elle buvait avec des hommes dont pas un, à en juger par leur physionomie, ne devait échapper à la cour d’assises, s’ils n’avaient figuré déjà sur ses bancs. Tout à coup, d’une voix avinée, cette fille réclama le silence pour chanter. Je m’attendais à entendre quelque chanson obscène et à moi inconnue. Mais elle entonna un air tiré d’une opérette à la mode, où la société la plus élégante s’est précipitée en foule, et sur les motifs de laquelle on a dansé depuis plus d’un joyeux quadrille. A chaque couplet, le refrain était repris en chœur, et il fallait en marquer la mesure en frappant sur la table avec son verre. Le contraste entre les souvenirs que cette chanson éveillait et l’aspect sinistre du lieu où je me trouvais était si grand que de tous mes voyages d’exploration aucun n’a laissé dans ma mémoire une trace aussi profonde.

On peut penser que ces lieux de rendez-vous dont j’ai parlé sont répartis très inégalement dans les divers quartiers de Paris. On en rencontre peu ou point dans les quartiers nouveaux et élégans. Ils sont plus nombreux dans les régions commerçantes et populeuses du vieux Paris, où plus d’une ruelle mal habitée aboutit sur un boulevard large et bien percé. Mais où ces établissemens abondent, c’est aux environs des anciennes barrières, et dans la zone immédiate des fortifications. Parfois ils sont en quelque sorte condensés dans un étroit espace. Il y a dans une de ces anciennes communes suburbaines, dont la suppression de l’enceinte d’octroi a fait un quartier de Paris, une rue longue d’environ 200 mètres dont il n’y a presque pas une maison qui, pendant la nuit, ne soit un lieu