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de rencontre plus ou moins mal fréquenté. Dans tout le reste du quartier, c’est le silence, la solitude, la misère ; ici c’est la foule, le bruit, la prodigalité. A l’entrée des maisons de débauche, au milieu un théâtre, plus loin un bal public, de porte en porte des établissemens où l’on boit et l’on consomme, depuis d’ignobles cabarets jusqu’à des cafés d’une élégance de mauvais goût, tous fréquentés par une clientèle plus ou moins relevée d’aspect, mais semblable de mœurs. Cette rue aboutit d’un côté à un boulevard peu fréquenté, de l’autre aux profondeurs solitaires d’un cimetière. Il fait bon ne point s’aventurer dans ces régions désertes avant de s’assurer qu’on n’est pas suivi par trois ou quatre individus en blouse ou même en redingote, qui, malgré leur démarche insouciante et leur flânerie apparente, deviendraient à un moment donné des adversaires redoutables. C’est en effet le quartier par excellence de ces attaques nocturnes qui remplissent les faits divers des journaux parisiens. C’est de cette rue que partent ces petites bandes qui s’attachent au pas d’un voyageur descendant de la gare du chemin de fer son paquet à la main, ou d’un bourgeois attardé qui regagne le modeste appartement loué par lui dans ce quartier excentrique. Mais dans la rue elle-même la foule est assez grande pour qu’on puisse circuler sans risque et pénétrer sans être remarqué dans les guinguettes qui la bordent. Durant quelques heures que j’y ai dépensées, ce qui m’a le plus frappé, c’est la quantité prodigieuse d’argent, gagné nul ne sait comment, qui, dans une seule soirée doit passer de la poche des consommateurs dans celle des propriétaires de ces établissemens où on a la précaution prudente de faire payer avant de servir. Il n’y en avait pas un qui ne regorgeât de monde, et les plus misérables d’aspect étaient ceux qui désemplissaient le moins. Dans un café-concert dont la salle pouvait contenir au moins quinze cents personnes, je ne pus, malgré une chaleur étouffante, trouver de place qu’en grimpant dans les sommets les plus élevés du paradis. L’auditoire, presque exclusivement composé d’hommes en blouse et de femmes en bonnet, quelques-unes avec des enfans sur leurs genoux, riait à gorge déployée et applaudissait avec transport à une petite pièce qui n’était, je dois le dire, ni beaucoup plus vulgaire, ni beaucoup plus inconvenante que celles auxquelles la meilleure société assiste tous les jours dans des théâtres plus élégans. C’est par centaines et centaines de francs qu’il faut compter l’argent qui tous les soirs tombe dans la caisse de l’établissement. Dans bien des circonstances et dans des milieux plus respectables, j’ai été ainsi frappé de ce que le peuple de Paris dépense, en plaisirs passagers, de monnaie courante. Je revenais un soir des