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roi de la cité, celui que les Grecs appelèrent l’Hercule phénicien et qu’ils firent passer dans leur mythologie sous le nom de Mélicerte. Ses temples, quand il en avait, — car le culte de ce dieu avait un caractère idéaliste prononcé, c’était un dieu de navigateurs que l’on devait pouvoir trouver partout[1], — se distinguaient par les deux colonnes dressées en avant du portique principal, autre symbole cananéen et tyrien dont la signification n’est pas très claire et que Salomon adopta quand il construisit son temple de Jérusalem. Melcarth avait pourtant un temple très célèbre à Gadès (Gibraltar), à l’entrée même du Grand-Océan mystérieux. Un collège de prêtres y rendait des oracles très recherchés, comme s’ils eussent été l’écho de la mer immense, qui connaît et recouvre toutes choses. Une source merveilleuse, qui s’élevait ou s’abaissait en sens inverse de la marée, ajoutait à l’étrangeté de ce lieu révéré. Les deux colonnes, dressées en avant du promontoire et qui doivent avoir servi de phares pour éclairer les navigateurs, sont probablement cause du nom de « Colonnes d’Hercule » donné au fameux détroit.

Une certaine obscurité plane encore, malgré les beaux travaux de M. Heeren, sur la constitution politique de Carthage. Aristote pourtant l’a connue et en a parlé avec des éloges que nous avons quelque peine à comprendre. On sait que le pouvoir suprême était exercé, du moins, pro forma, par deux suffètes (les schofetim ou juges de la Bible), nommés à vie. A côté d’eux était un sénat de vingt-huit membres, qui décidait de concert avec les suffètes des questions de guerre, de taxes et de colonies. Si les deux pouvoirs étaient en conflit, le point litigieux était déféré au peuple qui prononçait en dernier ressort. Mais il parait d’abord que le pouvoir des suffètes devint de plus en plus nominal, et puis qu’une sorte de conseil, qu’on appelait les cent, bien qu’il comptât cent quatre membres, choisi pour la première fois par le peuple sur une liste des citoyens les plus riches, se recrutant ensuite lui-même, accapara de plus en plus l’autorité de fait- On serait tenté de supposer, sans pouvoir rien affirmer en l’absence de documens formels, que la constitution de ce nouveau pouvoir fut démocratique en principe, qu’elle fut due à un mouvement d’opposition au petit conseil des vingt-huit, mais qu’elle aboutit en fait à une oligarchie comparable à celle de Venise. Nous retrouverions ici la tendance ordinaire des peuples commerçans, où tant de causés poussent toujours à l’établissement de « familles gouvernantes » qui se réservent le monopole du pouvoir et passent bientôt à l’état de caste. Autant qu’on en peut

  1. Monaco doit son nom au temple de Melcarth Monœkos, c’est-à-dire solitaire dans sa demeure. C’était donc un dieu sans compagne. Cela le rapproche bien du Jahveh primitif des Hébreux.