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fort de battre les Romains si on voulait se soumettre à sa direction. Il inspira une confiance étonnante à la population et ne trompa nullement son attente. Il utilisa savamment l’excellente cavalerie numide et les éléphans, et il infligea à l’armée romaine une défaite sanglante : 2,000 Romains seulement regagnèrent à grand’peine Clypea ; le reste fut détruit ou fait prisonnier. Régulus lui-même fut de ces derniers. Une flotte envoyée d’Italie en toute hâte pour rapatrier la garnison de Clypea réussit à l’embarquer, mais une tempête l’anéantit presque complètement dans le détroit de Messine. L’année d’après, d’autres ouragans détruisirent la nouvelle flotte que les Romains avaient équipée pour tenter une nouvelle descente en Afrique. De pareils désastres n’étaient pas suffisamment compensés par les victoires qu’ils remportaient de nouveau en Sicile.

C’est en ce temps-là que Carthage envoya à Rome des ambassadeurs pour traiter de la paix, Régulus, prisonnier sur parole, les accompagnait. Nous avons tous appris dans notre enfance et même probablement chanté en vers latins (du moins aspirant à l’être) la conduite héroïque de ce Régulus, qui parla lui-même contre l’adoption des propositions carthaginoises, lorsqu’il se savait condamné à mort si elles n’étaient pas adoptées. Fidèle à son serment, il aurait fait croire à sa femme et à ses enfans qu’il avait pris du poison, et il serait noblement retourné à Carthage, où on l’aurait fait mourir dans d’horribles tortures. Tite-Live l’a raconté, des historiens et des poètes latins d’un âge plus moderne ont encore amplifié son récit ; mais la critique historique de nos jours a fortement révoqué en doute ou plutôt relégué dans le domaine du roman cette histoire tragique : aucun historien sérieux et rapproché des événemens n’en parle. Le silence de Polybe surtout, qui relate avec détails la campagne de Régulus, est décisif contre la légende ; il y a plus, on peut soupçonner le motif de sa formation. Un fragment de l’histoire de Diodore de Sicile (XXIV, 1), qui n’est certes pas suspect de complaisance pour les Carthaginois, non-seulement laisse entendre que Régulus mourut de sa mort naturelle, mais encore raconte tout au long l’infernale barbarie avec laquelle la femme de Régulus, s’imaginant que l’on userait de cruauté envers son mari, traita deux prisonniers carthaginois, Rostar et Hamilcar, que le sénat lui avait donnés à titre d’otages. Elle les fit lier dans un vase et les y laissa sans nourriture cinq jours et cinq nuits. Rostar mourut de douleur et de faim ; mais Hamilcar, plus robuste, respirait encore, alors elle imagina de le laisser dans le vase, attaché au cadavre de son compagnon, et de le nourrir juste assez pour qu’il vécût dans cette abominable position. Au bout de cinq autres jours, le cadavre en putréfaction exhalait une