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IV

C’est une intéressante figure que celle de ce Polybe à qui nous devons les renseignemens les plus sûrs et les plus complets sur les deux premières guerres puniques, sur la seconde surtout. M. Bosworth Smith lui assigne avec raison la première place parmi les narrateurs de cette lutte épique et fait ressortir judicieusement la signification pour ainsi dire prophétique de cet historien-philosophe qui, le premier peut-être, comprit que l’esprit grec et le caractère romain étaient faits pour s’entendre. Natif de Megalopolis en Arcadie, compatriote et admirateur de Philopoemen dont il fut en quelque sorte l’élève, initié de bonne heure aux affaires politiques, il commença par faire aux menées romaines une opposition patriotique assez prononcée pour le faire inscrire sur la liste des Achéens suspects dont Paul-Émile exigea la déportation en Italie. Sa distinction personnelle lui valut toutefois d’être invité à fixer sa demeure dans la maison même de son proscripteur. Il fut le précepteur de Scipion Emilien, fils du vainqueur de la Macédoine et adopté par un fils du premier Africain. C’est dans cette noble famille des Scipions que commença la fusion du génie grec et du génie latin. Là Polybe apprit à connaître le patriciat romain, et aussi les premiers représentans des lettres romaines, l’aimable Lœlius, le satirique Lucilius, Térence le comique, de naissance carthaginoise, Panœtius le philosophe. Il instruisit beaucoup cette société d’élite, il y profita beaucoup lui-même. Son esprit observateur, qui se serait probablement rétréci dans les petits conflits de la ligue achéenne, s’élargit au contact des grands hommes, des grands événemens et des grandes entreprises. Il fut dans le cercle des Scipions quelque chose comme un La Bruyère dans la maison des Condés, l’homme de lettres à poste fixe, et c’est là qu’il conçut le plan d’une grande histoire philosophique dans laquelle il ne se bornerait pas à énumérer les noms propres et les faits, mais où il rechercherait avec les lois qui président au cours des choses les leçons qui s’en dégagent. Aussi, malgré son style souvent pénible, ses digressions où le moi se fait trop sentir, une tendance un peu trop sermonneuse, son histoire compte-t-elle parmi les plus remarquables de l’antiquité. Il était si bien accoutumé à la vie romaine et au commerce des Scipions qu’il ne profita pas de la liberté qui lui fut rendue pour revenir se fixer dans sa patrie. Il recommanda à ses concitoyens de ne pas provoquer Rome par des bravades inutiles, de peur qu’ils ne perdissent ce qui leur restait encore de liberté, puis, apprenant que son élève, devenu son ami, Scipion Émilien, s’embarquait pour l’Afrique lors de la dernière prise d’armes contre Carthage, il obtint de l’y suivre.