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convaincus qu’en se plaçant au point de vue d’une philosophie du droit plus idéale et plus rigoureuse que celle qui est reçue aujourd’hui, on aperçoit les imperfections de la propriété telle qu’elle est maintenant appliquée au sol et aux capitaux, et on entrevoit une forme d’appropriation plus pure, plus équitable, en vertu de laquelle la part de chacun serait proportionnée au service rendu… En pratique, nous ne pûmes nous entendre, ajoute Rodbertus. Lassalle, on le sait, voulait changer en peu de temps la condition des ouvriers en les faisant entrer dans des associations de production fondées avec le concours de l’état. Moi je voulais conserver le principe du salaire, mais en admettant une réforme entreprise par l’état. Lassalle voulait faire du parti socialiste un parti politique. A cet effet il réclamait le suffrage universel. Je voulais le maintenir sur le terrain exclusivement économique et scientifique. » Lassalle était un agitateur ardent qui croyait arriver bientôt au but, tandis que Rodbertus comprenait si bien la lenteur des transformations sociales qu’il n’espérait pas avant un laps de cinq siècles la réalisation de son idéal de la propriété proportionnée au service. Rodbertus avait de commun avec le parti actuel des « agrariens » qu’il défendait énergiquement les intérêts agricoles ; il les prétendait sacrifiés aux financiers. Faisant valoir lui-même son domaine de Jagetzow, il connaissait à fond, comme von Thuenen, toutes les questions qui se rattachent à l’économie rurale, mais il n’aspirait point comme les « agrariens » à rétablir le régime du passé.

La nuance la plus rétrograde du socialisme conservateur a été représentée par le président von Gerlach, qui, sous le nom de Rundschauer (Spectateur), traitait la question sociale dans le journal des féodaux, la Kreuzzeitung (Gazette de la Croix). Il prétendait y montrer que les propriétaires fonciers et les ouvriers sont également sacrifiés aux erreurs du libéralisme économique et à l’art de l’usure (Wucherkunste), qui caractérisent notre temps. Il voulait maintenir avant tout ce régime agraire encore en vigueur dans la Prusse orientale, où les paysans vivent et travaillent sous le patronage et souvent sous la férule des seigneurs. Il demandait qu’on défendît la classe des artisans à la fois travailleurs et propriétaires de l’instrument de travail contre les envahissemens de la grande industrie, qui divise le monde de la production en deux classes distinctes et hostiles, les capitalistes et les salariés. Un des principaux argumens de Marx consiste à montrer que la concurrence du bon marché amène le triomphe fatal des grands établissemens s’élevant sur les ruines des petits industriels et qu’elle reconstitue ainsi là féodalité de la finance et de l’industrie appuyée sur le servage, non de droit, mais de fait, des prolétaires. Le président von Gerlach développe la même thèse, mais il en tire une