Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/677

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’est inquiété que de pousser à l’accroissement de la production. Cependant à un certain moment la question de la distribution devient la plus importante. Quand le développement de l’industrie a pour effet de créer d’une part une classe extrêmement riche et d’autre part une classe nombreuse de prolétaires, on peut dire que l’ordre véritable est troublé. La conséquence et le symptôme caractéristique de ce désordre est l’apparition d’un luxe immoral, poussant les privilégiés qui en jouissent dans la sensualité, et excitant chez ceux qui en sont privés l’envie, la haine et l’esprit de révolte[1]. Montesquieu aussi exprime souvent l’idée qu’il faut empêcher une inégalité excessive de diviser la nation pour ainsi dire en deux peuples ennemis. Il consacre les chapitres VI et VII du livre V de l’Esprit des lois à démontrer ce point. « Il ne suffit pas, dit-il, dans une bonne démocratie, que les portions de terre soient égales, il faut qu’elles soient petites, comme chez les Romains. » Aujourd’hui on peut dire : comme en France. C’est la démocratie rurale, si on parvient à l’éclairer, qui offrira à la France une base solide pour fonder des institutions libres et qui peut la préserver des bouleversemens sociaux. Montesquieu avait emprunté ces maximes à l’antiquité. Aristote y revient sans cesse. « L’inégalité, dit-il, est la source de toutes les révolutions, car aucune compensation ne dédommage de l’inégalité. » — « Les hommes égaux sous un rapport ont voulu l’être en tout. Egaux en liberté, ils ont voulu l’égalité absolue. Ne l’obtenant pas, on se persuade qu’on est lésé dans ses droits ; on s’insurge. » Le seul moyen d’éviter les révolutions, d’après Aristote, est de maintenir une certaine égalité. « Faites que même le pauvre ait un petit héritage. ». C’est précisément ce qu’ont fait en grande mesure les lois de la révolution française. « Un état, dit encore le Stagyrite, d’après le vœu de la nature, doit être composé d’élémens qui se rapprochent le plus possible de l’égalité. « Il montre ensuite que dans un état où il n’y a en présence que des riches et des pauvres, les luttes sont inévitables. « Le vainqueur, ajoute-t-il, regarde le gouvernement comme le prix de la victoire, et il s’en sert pour opprimer et dépouiller les vaincus. » On le voit, quand R. Meyer et Rodbertus demandent que les lois favorisent et maintiennent l’égalité, ils ne font que reproduire la thèse de Montesquieu et d’Aristote. Mais comment atteindre ce but sans sacrifier la liberté ? Voilà le grand problème. Faute d’avoir su le résoudre, les démocraties antiques ont péri dans l’anarchie.

Rodbertus admet la légitimité de l’esclavage dans l’antiquité-Pour que la haute culture se développât, il fallait, suivant lui, que le travail forcé du plus grand nombre apportât du loisir aux

  1. Voyez, à ce sujet, l’ouvrage si intéressant de M. Baudrillart, Histoire du luxe. Paris, 1878. Hachette.