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et dans l’ignorance, tandis que les montagnards vivaient plus pauvres encore, mais libres, toujours le fusil à la main. Qu’on parcoure alors la Grèce d’aujourd’hui, qui a des routes nationales sur une longueur de 496 kilomètres, et des routes départementales sur une longueur de 368 kilomètres ; qu’on s’arrête à Athènes, qui est devenue une vraie capitale, avec des squares, des jardins publics, des palais, des hôpitaux, des bibliothèques, des églises, des monumens ; au Pirée, qui est devenu un grand port et une grande usine ; qu’on fasse escale dans ces ports grecs dont plus de quinze ont été construits ou réparés, et que dans la nuit, sur mer, on voie briller ces quarante-six phares dont pas un seul n’existait au temps des Turcs ; qu’on aille à Syra, à Patras, à Sparte, à Mégalopolis, à Petalidi, à Corinthe, à Mentzala, à Adamas, à Othonoupolis, toutes ces villes qu’on a construites sur des déserts ou réédifiées sur des ruines, et on verra ce que vaut la liberté pour un peuple.

Quand on a habité quelques mois la Grèce, on ne peut nier tous ces progrès. De même on ne peut se défendre de vraies sympathies pour ce peuple grec dont les défauts sont si largement compensés par les vertus. On regrette sa turbulence politique, son amour pour les places et les fonctions publiques, passion qui, chez les Grecs comme chez les Français, devient une maladie endémique. On reconnaît que plus d’un Grec s’accommoderait facilement, comme aux beaux jours de la Hellade, que des esclaves barbares travaillassent pour lui aux champs et dans les ateliers, tandis qu’il discuterait à l’agora sur les affaires de l’état ; mais on aime ce peuple intelligent, spirituel, animé, actif sinon laborieux, sobre, de mœurs simples, presque austères, plein de vie et de mouvement. On est touché de son hospitalité et de sa reconnaissance. On admire son patriotisme, ses sincères sentimens démocratiques, sa religion du passé de la Grèce et sa foi en son avenir. Si on tient compte des différences de races, on trouve plus d’une affinité entre ces deux peuples jeunes, les Grecs et les Américains du nord. Le Grec est un Yankee plus policé et moins travailleur, moins pratique et plus séduisant. Si on tient compte aussi des différences de temps, on s’aperçoit que les Grecs anciens revivent dans les Grecs modernes. Ce sont les mêmes hommes, depuis Achille jusqu’à Ulysse et depuis le bavard de l’Agora et l’ambitieux du Pnyx jusqu’au soldat de Marathon.


III

Nous sommes assez d’avis qu’il ne faut pas sous prétexte de progrès imposer contre son gré à un pays les bienfaits de la civilisation, et nous pensons qu’il ne convient pas davantage, au nom du