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alarmans ; des sauvages, se hissant par les embrasures, rampant derrière les débris des murailles, se glissaient jusqu’à une salle écartée où l’on avait oublié des malades et des blessés. Les Peaux-Rouges scalpaient ces malheureux ; mais aux premiers cris, on accourut et on réussit à réprimer la fureur des assassins. On avait tout lieu de croire que cette tragédie n’était qu’un fait isolé, inséparable de cette guerre. La majorité des sauvages regardait les habits rouges d’un œil assez calme, quand ces derniers, dans l’espoir de se concilier ces farouches spectateurs, leur distribuèrent du rhum et des liqueurs fortes par gallons. C’était une effrayante imprudence. L’ivresse vint bientôt les enflammer. Ils voulurent, au milieu des troupes, dans le camp retranché, piller les bagages garantis par la capitulation. Montcalm, à force de prières, de menaces, grâce aussi à la présence des grenadiers, réussit à les ramener dans le camp. Ils passèrent la nuit dans l’orgie ; leurs chants et leurs danses ne cessèrent qu’au jour. La lassitude paraissait avoir raison de l’ivresse et de la férocité. Il n’en était rien. Un épouvantable complot s’était noué dans cette nuit.

A six heures du matin tout était calme. Les Français dormaient sous leurs tentes ; quelques fifres jetaient dans l’air leurs notes allègres. C’était le moment que les Anglais choisissaient pour le départ. Ils sortaient du fort dans ce pêle-mêle des armées vaincues, et, malgré les exhortations des officiers, on ne réussissait point à leur faire prendre les rangs. Il y avait beaucoup de femmes et d’enfans dans cette multitude. Au lieu de les envelopper comme d’une haie de fer, les soldats se dispersaient de plus en plus. L’avant-garde, composée des meilleures troupes, avec l’escorte, prenait une grande avance. La colonne s’allongeait, plus troupeau qu’armée. On atteignait la lisière du bois, quand des cris retentirent tout à coup. On était tombé dans l’embuscade que les Abenakis avaient tendue à leur ennemi séculaire. De derrière chaque arbre surgit un sauvage. Le convoi est coupé, débordé en tous sens. D’abord les Abenakis réclament des vivres et de l’eau-de-vie ; bientôt ils les prennent. On ne résiste pas. Ils arrachent les vêtemens des femmes et désarment des soldats ; les cris de mort retentissent ; les tomahawks s’abattent sur les crânes des Anglais. Privés de la cohésion du rang, n’ayant pas chargé leurs armes, ceux-ci fuient au hasard, éperdus. Des fuyards rentrèrent dans le camp, où la nouvelle du massacre se répandit aussitôt. Montcalm sauta sur un cheval, et avec Lévis, suivi d’un grand nombre d’officiers, se jeta au milieu de la mêlée, désespéré de ces crimes qui salissaient sa victoire. L’œuvre de sang était alors dans toute son horreur. « Les débris de la colonne tourbillonnaient et s’éparpillaient comme les feuilles sous un vent d’orage. » Montcalm avait mis l’épée à la