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la poitrine. Il tomba ; sur son ordre, on le couvrit d’un manteau. Il entendit un soldat crier : « Ils fuient. — Qui ? s’écria-t-il. — Les Français. — Je meurs heureux. » Pendant qu’on l’emportait, d’une voix défaillante, il ordonna au colonel Burton de se porter à marches forcées vers la rivière Saint-Charles pour couper la retraite aux Français. Il expira bientôt. On ne devait pas lui obéir, heureusement pour nos soldats. Townsend, qui lui succédait au commandement, soit qu’il craignît une embuscade, soit qu’il ne vît pas l’importance qu’il y avait à tout dissiper, au prix des plus grands sacrifices, n’osa pas presser énergiquement Montcalm et le déborder de toutes parts. Au reste, le général français faisait des efforts surhumains pour tenir tête à l’ennemi, Il couvrait la retraite avec un gros de Canadiens et de soldats ramassés au hasard ; profitant de la configuration du terrain, il les déployait en tirailleurs et parvenait à ralentir la poursuite ; il était à cheval sur les buttes à Neveux, proche la porte Saint-Louis, quand une balle l’atteignit dans les reins. Il ne tomba point, appela deux grenadiers pour le soutenir, et, tout sanglant, rentra à Québec. Quelques femmes, le voyant ainsi pâle et chancelant, s’écrièrent : « Le marquis est tué ! » Il les rassura et se fit porter au château Saint-Louis. Il demanda au chirurgien la vérité sur sa blessure, et comme celui-ci lui disait avec tristesse qu’elle était mortelle, Montcalm, avec l’air tranquille : « Combien de temps puis-je encore vivre ? — Dix ou douze heures au plus, répondit le chirurgien. — Le plus tôt sera le mieux, reprit l’héroïque soldat ; au moins je ne verrai pas les Anglais à Québec. » Puis se tournant vers M. de Ramezay : « Je vous recommande, dit-il, de ménager l’honneur de la France et de tâcher que ma petite armée puisse se retirer cette nuit au-delà du cap Rouge, pour rejoindre le corps de Bougainville. Pour moi, je vais passer cette nuit avec Dieu et me préparer à la mort. Je laisse les affaires du roi, mon cher maître, dans de bonnes mains. J’ai toujours eu beaucoup d’estime pour les talens et les capacités de Lévis. » Puis, comme M. de Ramezay lui demandait des ordres : « Des ordres, disait-il, je n’en ai plus à donner. Je n’ai plus à m’occuper de rien. J’ai trop à faire en ce grand moment ; mes heures sont trop courtes. Mais je souhaite qu’on vous secoure. » Pour la première fois de sa vie, Montcalm oubliait le service du roi et pensait à lui-même. Au moment d’entrer dans l’inconnu, dont l’approche trouble tant d’âmes fortes, il reste ce qu’il a toujours été, un stoïque. Il regarde la mort en face, sans forfanterie, comme on regarde une amie attendue depuis longtemps. Et ce serviteur fidèle ne laisse tomber de ses lèvres ni une malédiction, ni même une plainte contre son pays, qui l’avait abandonné. « Il expirait sans reproche, comme il avait vécu sans peur. »