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Si maintenant on considère le poids de la glace accumulée, on trouve que les fils télégraphiques étaient devenus quinze fois plus lourds, qu’une branche de rhododendron de 13 grammes portait 360 grammes de glace, c’est-à-dire trente fois son poids. On comprend aussitôt que, surchargés d’une pareille masse, les fils télégraphiques aient été rompus et qu’au milieu des forêts les arbres aient cédé. Dans les coupes récentes, tous les baliveaux fléchissaient, et, ne trouvant aucun appui dans le voisinage, ils se rompaient au milieu de la tige. Un chêne de 2 mètres 20 de circonférence a été brisé à 4 mètres du sol, d’autres arbres, venus dans des terrains sablonneux, ont été déracinés. Le désastre n’a respecté ni les tilleuls des promenades ni les arbres fruitiers. Souvent les rameaux supérieurs, plus chargés parce qu’ils étaient plus exposés à la pluie, entraînaient dans leur chute les branches inférieures, et l’arbre se trouvait dépouillé d’un seul coup. Tout cela se faisait brusquement ; les forêts retentissaient pendant le calme de la nuit d’éclats subits partant de tous les côtés et quelquefois tout près des voyageurs. Il y avait de quoi les effrayer et rappeler les explosions d’obus que les Parisiens n’ont pas oubliées.

Le dégel commença le 25 janvier et apporta de nouveaux alimens à la curiosité. Comme les manchons étaient transparens, la chaleur pénétrait jusqu’aux rameaux qui en formaient l’âme, elle les échauffait, faisait fondre la glace intérieurement et la transformait en tuyaux plus épais vers le haut, plus minces en bas. La pesanteur les retournait, et les progrès de la fusion détachaient les débris : Ce fut un autre danger. Le sol en fut bientôt couvert sur une épaisseur de 10 ou 12 centimètres ; ils se brisaient sous les sabots des paysans avec le bruit de coquilles de noix qu’on aurait écrasées.

Les animaux n’ont pas été plus épargnés que les plantes : des alouettes ont été fixées au sol, rivées dans le verglas par les pattes ou par la queue. Dans la Champagne, on trouva des perdreaux gelés, debout dans un linceul de glace, et l’on ne peut s’empêcher de comparer cet ensevelissement glaciaire à celui qui, aux époques géologiques, a surpris les mastodontes qu’on retrouve aujourd’hui sur les bords de la Lena. Eux aussi se présentent debout, le nez en l’air, serrés dans un vêtement de glace, non de neige, comme s’ils avaient été surpris par un immense verglas. Cette hypothèse est aussi plausible que celle du tourbillon glacé qu’on a imaginé pour expliquer leur ensevelissement.

Aujourd’hui rien n’est demeuré de toute la glace accumulée pendant les journées du 22 et du 23 janvier. De cette imposante et silencieuse manifestation des forces physiques il ne reste que des branches cassées et le souvenir d’un événement qu’on n’oubliera