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DODONE.

Leur nom préoccupait beaucoup Hérodote. Dans son ardeur à poursuivre la solution des problèmes religieux, il avait visité Dodone à la suite de ses voyages en Égypte et dans la Cyrénaïque, et rapprochant, selon l’esprit habituel de sa théologie, les traditions de ces contrées si distantes, il était arrivé à cette conclusion, qu’autrefois une prêtresse du temple de Jupiter dans la ville égyptienne de Thèbes avait été transportée à Dodone, où elle avait fondé le culte du dieu qu’elle honorait dans sa patrie. Son langage barbare et inintelligible l’avait fait assimiler par les Dodonéens à un oiseau, à une colombe, sens du mot grec Péléiade, et comme en sa qualité d’Égyptienne elle avait la peau brune, on dit, dans la légende qui se forma au sujet de son arrivée, qu’une colombe noire, douée d’une voix humaine, avait rendu des oracles sur le chêne sacré de Jupiter. Curieux exemple de la crédulité raisonneuse des Grecs et des puérilités où s’égarait leur imagination, qui fait sourire et touche en même temps quand on voit ce puissant esprit, qui a la force de créer l’histoire, se perdre avec cette conscience naïve dans ses tentatives d’explication sur ce qu’il regarde comme les signes conducteurs de l’humanité.

Quant aux révélations elles-mêmes, elles se rattachaient surtout à l’idée d’une manifestation naturelle du grand dieu de l’air : c’était le souffle de la divinité invisible qui agitait les feuilles frémissantes du chêne sacré, du chêne aux nombreuses langues, comme l’appelle Sophocle ; c’est surtout de cet arbre prophétique, rempli de l’inspiration divine, qu’il est question dans les textes classiques. Ou bien encore le souffle de Jupiter faisait résonner des bassins d’airain, disposés de manière à se transmettre et à varier les sons indéfiniment prolongés. Avec le temps, ce dernier mode de divination se modifia par l’invention d’un appareil ingénieux dont parlent Strabon et d’autres auteurs, sans s’accorder parfaitement sur les détails. Une petite statue, armée d’un fouet, était placée au-dessus ou auprès d’un bassin de bronze. Quand le vent s’élevait, le fouet, formé d’une triple chaînette garnie d’osselets, allait frapper le vase de métal. Ce qui est certain, c’est que le bassin résonnait longtemps, d’où le nom de bassin de Dodone, appliqué communément aux bavards. Ces frémissemens des feuilles, ces bruits de l’airain, c’était la voix divine que les Selli et les Péléiades interprétaient. Ils interrogeaient aussi le murmure des eaux, dans lesquelles, d’après une conception analogue, se faisait entendre le souverain dispensateur de la fécondité, le dieu de l’humide vallée du Tomaros. Des racines mêmes du chêne prophétique, si l’on en croit un ancien témoignage, sortait une source que l’on est tenté d’identifier avec la fontaine intermittente mentionnée par Pline, dont les eaux glacées, quand on en approchait une torche éteinte, avaient la propriété merveilleuse de la rallumer. « Une torche prend feu au milieu des eaux et flotte brillante au gré des vents, » dit le poète Lucrèce. C’était sans doute cette