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III

A la même époque où Celse composait son « Discours véritable, » un autre écrivain, son ami peut-être, le satirique Lucien, était aussi amené à s’occuper du christianisme. Cet homme d’esprit commença par être un rhéteur comme les autres, courant les grandes villes de l’Orient, de l’Italie, de la Gaule, et donnant des séances publiques où il faisait admirer son éloquence. Mais ce métier qui l’enrichit ne le contentait pas. Le ridicule de ces représentations solennelles, le vide de ces discours pompeux, choquaient son bon sens, et, malgré le profit qu’il y trouvait, il eut le courage d’y renoncer. Il avait aussi traversé la philosophie. Un jour, la parole ardente d’un honnête homme était venue l’arracher au souci de la fortune et du plaisir. Dans un de ses plus curieux dialogues, le Nigrinus, il dépeint l’impression que « ce langage divin » vient de produire sur lui ; c’est le même effet que le vin fît éprouver aux Indiens, lorsqu’ils en burent pour la première fois. Leur nature violente en fut tellement échauffée qu’ils furent pris d’un vrai délire. « Tu me vois, ajoute-t-il, dans le même état ; c’est un égarement divin qui m’agite : je suis ivre de ses discours[1]. » Mais les émotions aussi vives sont rarement durables, et la philosophie, qui l’avait si brusquement conquis, ne le garda pas. Cet esprit pénétrant et malin aperçut vite les travers des charlatans qui l’enseignaient, et le contraste choquant de leur conduite et de leurs discours. Il fut rebuté par l’inutilité des problèmes et la faiblesse des solutions. Laissant là cette science vaine, il se confina dans la morale ; il se mit à étudier, comme dans un théâtre, le spectacle infini du monde, regardant d’en haut les actions des hommes, et raillant sans pitié les ridicules et les vices qui s’offraient à lui. Je crois qu’il n’y a pas lieu d’être surpris que, dans le vaste tableau de son temps qu’il nous a laissé, les chrétiens tiennent si peu de place. Le monde qu’il observait était celui des rhéteurs, des sophistes, des lettrés, où le christianisme n’avait pas beaucoup

  1. Un de nos jeunes professeurs, M. Maurice Croiset, vient de publier un travail intéressant sur le Nigrinus, où il veut prouver que Lucien avait vingt-cinq ans quand il a composé ce dialogue. Il en résulterait que cette conversion philosophique qu’il y raconte a eu lieu quinze ans avant l’époque où il abandonna la rhétorique ; il nous dit en effet qu’il avait quarante ans quand il cessa d’être un rhéteur. M. Croiset a établi sa thèse avec des raisons solides et qu’il ne me parait pas aisé de réfuter. Il y a pourtant, dans la Double accusation, un renseignement curieux, qui semble contredire cette opinion. Lucien y fait entendre, à plusieurs reprises, que c’est seulement après sa rupture définitive avec la rhétorique qu’il a commencé à écrire des dialogues. S’il en était ainsi, il faudrait reculer de quinze ans la composition du Nigrinus.