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nous avions déjà faite nous-même. Si le mir russe a vécu tant de siècles, c’est que, malgré les apparences, ce n’est point un système rigoureusement communiste, c’est un régime d’appropriation du sol par groupe de familles, c’est une propriété corporative où, le fonds demeurant à la communauté, la jouissance des parcelles reste à l’individu.

Nous ne voulons pas examiner aujourd’hui quelles sont les conditions d’existence et les conditions de durée, les avantages et les inconvéniens de la commune russe. Cette étude, nous l’avons faite ici même avec autant de soin que d’impartialité[1]. Si précieux qu’en soient les renseignemens, l’ouvrage du prince Vasiltchikof ajoute peu de chose à ce que nous savions et ne modifie en rien nos conclusions[2]. Un esprit non prévenu ne saurait, pensons-nous, se prononcer encore sur le destin de cette institution tant vantée des uns, tant attaquée des autres. Pour notre part, n’ayant aucun esprit de système, nous ne serons pas aussi sévère pour la propriété collective que le prince russe l’est pour la libre propriété privée. A notre avis, le plus prudent est encore de laisser au mir le temps de montrer s’il se peut adapter aux conditions nouvelles de notre civilisation et aux besoins de l’agriculture. La Russie, grâce à ses usages et à l’étendue de son territoire, est le seul pays de l’Europe, le seul pays du monde, qui puisse faire concurremment l’épreuve des deux modes de propriété, de la propriété privée, de la propriété commune. C’est là une expérience qui doit être menée avec d’autant plus de précaution, je dirai même avec d’autant plus de patience, qu’une fois abandonnée elle ne saurait être reprise sans bouleversemens.

Quand en Russie la propriété collective, suivant le type du mir, sortirait victorieuse de l’épreuve présente, pourrait-elle se transplanter sur le sol de notre vieille Europe, dont elle a presque partout été extirpée depuis des siècles ? A cet égard, le prince Vasiltchikof ne se fait aucune illusion, il ne croit pas que son institution favorite puisse jamais s’acclimater en Occident, et, n’apercevant point pour les nations modernes d’autres moyens de salut, il déplore que nous soyons inféodés par notre passé à un mode de propriété radicalement vicieux, qui tôt ou tard doit entraîner la chute de nos états les plus florissans.

A ses yeux en effet, la propriété collective est le seul moyen d’échapper à l’antagonisme des classes, qui, en dépit de l’aveuglement de nos historiens, a été la principale cause de la chute de

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1876.
  2. Nous croyons savoir que l’écrivain russe prépare en ce moment, sur l’économie rurale en Russie, un ouvrage nouveau où, n’étant plus gêné par l’esprit de système, il sera plus à l’aise pour nous faire part de ses connaissances spéciales et de ses observations personnelles.