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institution nationale, russe, slave, ou du moins considérée comme telle[1]. Ainsi s’explique le pieux enthousiasme, l’espèce de religieuse ferveur qu’inspire la tenure collective du sol à tant des écrivains les plus distingués de la Russie, aux Samarine, aux Kavéline, aux Vasiltchikof ; chez ce dernier, selon l’ingénieuse image d’un compatriote, sous la blouse ouvrière du socialiste on aperçoit le caftan de velours du boïar moscovite. C’est le besoin d’exalter le mir du moujik qui entraine involontairement et presque inconsciemment tant de Russes, de penchans d’ailleurs fort divers, à des conclusions ou à des spéculations à demi socialistes. Dans ce mélange des lieux communs du socialisme occidental et des traditions slavophiles, les premiers ne sont souvent pour les secondes qu’un ornement d’un goût douteux, une parure voyante destinée à leur attirer l’attention et l’admiration du vulgaire. En associant leurs institutions communales à des idées sophistiques et paradoxales, certains Russes oublient trop qu’aux yeux des esprits sobres, ils compromettent le mir au lieu de le recommander.

Ce bizarre accouplement, assez fréquent en Russie, de l’esprit slavophile et des rêveries socialistes, n’est pas aussi contre nature qu’il le semble au premier abord. La dangereuse séduction qu’exercent parfois sur l’austère slavophilisme russe les grossiers appâts du socialisme moderne a été admirablement expliquée par MM. Tchitchérine et Guerrier[2]. Entre ces deux directions au fond si opposées, entre le novateur socialiste essentiellement cosmopolite et sans patrie, qui rêve la destruction des frontières nationales aussi bien que le renversement des bornes privées, et le slavophile conservateur et orthodoxe, épris des traditions nationales, qui se montre partout jaloux de la gloire de son pays et défiant du dehors, il y a un lien caché : c’est le dédain de la civilisation moderne, c’est une commune aversion pour la société européenne, que l’un attaque au nom d’un avenir d’utopies irréalisables, l’autre au nom d’un passé presque aussi chimérique. Là est le terrain sur lequel se rencontrent socialiste et slavophile, quand tous deux frappent de leurs anathèmes la science bourgeoise de l’Occident. Ainsi s’explique comment, dans leur joie de rencontrer chez cet Occident si redouté un ennemi intérieur, des conservateurs russes font parfois au socialisme de si singulières avances et parfois même semblent prendre à tâche de lui préparer les voies,

  1. Le prince Vasiltchikof s’efforce longuement de prouver que le mode de propriété en usage dans le mir russe est propre aux Slaves et en même temps qu’il a été général chez tous les peuples de cette race qui ont échappé à l’influence germanique. MM. Guerrier et Tchitchérine (p. 165-170) ont montré de nouveau combien ces deux opinions semblent peu fondées scientifiquement.
  2. Rouskii dilettantism i obchtchînoé zemlevladénié.