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suivent la même politique envahissante, et ont invariablement recours depuis vingt ans au même moyen commode pour s’emparer des territoires à leur convenance. C’est la rectification de frontières, procédé essentiellement élastique et dénué de préjugés, qui consiste à troubler sous main l’ordre chez le voisin afin de pouvoir y envoyer ensuite des troupes chargées de le rétablir et d’y rester.

Aussi les Asiatiques, sachant trop ce qu’il en coûte à être protégés de la sorte, enveloppent-ils Anglais et Russes dans une haine commune ; leur seule espérance est de profiter de l’affaiblissement qui résulterait pour les deux adversaires d’une lutte prolongée. « Lorsqu’on s’approche d’un puits dans le désert, on entend toujours un grand bruit, disent les derviches ; c’est un Anglais et un Russe qui y sont descendus pour s’en disputer la conquête, tandis que le véritable propriétaire essaie de les lapider tous les deux. »

Un détail est intéressant à noter pour nous autres Français, qui aimons à nous plaindre de la routine bureaucratique : il paraît que l’Inde anglaise n’a rien à nous envier de ce côté. L’administration y pousse à l’excès l’abus des paperasses, et son exemple est suivi par tout le monde ; gouvernans et gouvernés se noient à l’envi dans des flots d’encre. Publications officielles et autres sur le commerce, l’industrie, les finances, les sciences, s’entassent en piles énormes dans toutes les maisons. « L’Anglais a la maladie du blue book. » Depuis le vice-roi dans son palais, jusqu’au plus modeste commis assis à son bureau, chacun travaille consciencieusement à inonder le pays de mémoires et de statistiques. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs que les hauts emplois ne soient remplis par des fonctionnaires de premier mérite, dont le renouvellement assez fréquent assure à l’Angleterre l’état-major administratif le plus distingué. L’Hindoustan n’est donc pas seulement un marché commercial immense, un débouché toujours ouvert aux jeunes Anglais sans fortune, certains d’y trouver l’emploi de leurs facultés et d’y conquérir par leur travail des situations honorables, c’est en même temps une véritable pépinière de militaires et d’hommes d’état.

L’élément pittoresque abonde dans ce voyage d’Orient ; tout le chapitre consacré à la Birmanie indépendante est plein d’intérêt. Rien de plus divertissant que l’entrée solennelle des voyageurs dans la ville royale de Mandalay. Cette longue procession d’éléphans brillamment caparaçonnés, ces officiers dont le costume offre le plus bizarre assemblage de velours cramoisi, de broderies d’or et de carton peint, chacun des nobles étrangers revêtu de son uniforme de gala, juché au sommet d’un éléphant qui porte en croupe un indigène en costume national brandissant un immense parasol rouge ; puis, comme à chaque instant le Birman s’endort