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choses par le bon côté affirment en revanche que les flambeaux de l’hyménée y gagnent ce que pourraient perdre en fraîcheur les orangers du célibat féminin, souvent prolongé à plaisir. Après tout, c’est aux Américains de voir si cet avantage vaudrait le prix dont il serait payé.

M. de Turenne ne pouvait manquer de pousser une pointe sur le royaume du mormonisme. A Salt-Lake-City, capitale de l’Utah, il a l’insigne honneur d’être présenté aux principaux saints de la secte, et de causer familièrement avec Brigham-Young. Cette conversation intime ne paraît pas avoir donné ce qu’elle semblait promettre. Les mormons se tiennent sur la défensive à l’égard des gentils, et le silence majestueux les tire de l’embarras de répondre à des questions indiscrètes. D’ailleurs le vieux prophète avait ses raisons pour n’être pas de belle humeur. Attaqué en justice par une de ses femmes, polygame repentie, il venait d’être condamné en bonne et due forme à lui payer une pension alimentaire. Que cet exemple fût suivi, et le mormonisme était bien malade. Comme le remarque l’auteur avec un parfait bon sens, le nombre des femmes étant partout sensiblement égal à celui des hommes, tout accapareur qui monopolise plusieurs femmes frustre d’autant son prochain ; donc la propriété polygame, c’est le vol.

Quant au personnel féminin, on le prétend aussi dépourvu de charmes que pourvu d’années ; cela donne à penser sur les mobiles secrets qui, en désespoir de cause, ont pu l’attirer dans la secte. Il se divise en plusieurs catégories, entre autres celle des femmes par délégation ; ce sont des veuves de gentils qui, sans être précisément remariées, s’enrôlent provisoirement ici-bas dans le service matrimonial actif, en attendant le ciel, où elles seront fidèlement restituées à leur premier mari pour l’éternité tout entière. Les épouses cachetées (scaled wives) forment une variété spéciale. L’auteur est muet sur ce nouveau mystère, qu’il signale simplement.

D’ailleurs le mormonisme, fondé sur la communauté des biens, est une théocratie tyrannique et sanguinaire. Sans doute, grâce à l’intervention des baïonnettes fédérales, le temps des destroying angels ou des anges de l’assassinat est passé. Mais aujourd’hui encore on montre l’un d’eux. Porter Rockwvell, coupable de quatre-vingt-dix meurtres pieux ; il vit tranquillement dans l’Utah, en paix avec sa conscience et honoré de ses coreligionnaires. N’est-il pas étrange qu’en plein XIXe siècle, malgré la diffusion des lumières et de l’instruction générale, malgré la liberté de la presse, l’indépendance philosophique des âmes, la rapidité des communications matérielles et intellectuelles, ces folies grotesques et sinistres aient pu prendre corps et fonder un établissement puissant tout en renversant