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l’Europe, il se proclamait son très humble disciple, il se déclarait heureux d’être le contemporain du plus habile ministre que la France eût jamais possédé, il lui témoignait son pressant désir de le connaître « au moins par une vision béatifique, » il se félicitait des lumières qu’il puisait sans cesse « dans la correspondance d’un grand homme, en qui l’âge ne diminuait en rien la force de l’esprit, du génie et de l’exécution. » Il prenait l’électeur de Bavière par le sentiment, par les protestations d’éternelle amitié ; il se gagnait le cœur du père Guarini « par des présens, par des cajoleries, par des promesses de favoriser en tout la religion catholique. » Avec d’autres il employait le ton sec, impérieux, ou la menace, avec d’autres encore l’âne chargé d’or. Il avait inscrit dans ses registres le nom de tous les hommes « accoutumés de longue main à prendre de bonnes aubaines, » et il faisait offrir 100,000 écus à Toussaint, secrétaire du duc de Lorraine, 200,000 au grand chancelier comte de Zinzendorf, pourvu qu’ils voulussent bien se prêter « à lui faire avoir la Silésie. » Quelquefois il combinait adroitement les méthodes contraires. « Je regarde dans les conjonctures présentes l’accession de la Saxe comme le coup de partie qui détermine tout, mandait-il au marquis de Valory le 21 septembre 1741. Il faut les flatter, les intimider et les corrompre, mais il ne faut absolument pas se rebuter et les avoir à quelque prix que ce soit. Le propos des quartiers d’hiver était un argument ad hominem ; ensuite de cela, patte de velours. Faites hurler le diable dans l’enfer et chanter les séraphins au ciel, et présentez-leur l’alternative. » Il s’entendait à tous les genres de musique, toutes les rubriques lui étaient connues.

Nous en savons plus d’un, dit-il on les gobant.
C’est tour de vieille guerre, et vos cavernes creuses
Ne vous sauveront pas, je vous en avertis.


Quiconque aura lu dans sa correspondance qu’il recommandait à ses négociateurs de faire de leur mieux « pour se procurer quelque chose d’écrit, » mais de ne jamais rien écrire eux-mêmes, quiconque saura qu’au milieu des hasards et des fatigues d’une campagne il trouvait le temps de s’occuper des journaux et « d’y faire insérer certaines choses avec les couleurs assorties au sujet, » sera forcé de convenir qu’il a tout inventé et que ses disciples n’ont pu que le copier.

Mais est-il possible de le copier en tout ? Il est un point par où Frédéric le Grand est un homme vraiment unique, un point par lequel il diffère de tous les réalistes qui l’ont précédé ou suivi. Cet homme extraordinaire était un ambitieux sans scrupules, mais cet ambitieux était doublé d’un philosophe ; il y avait en lui deux hommes dont l’un jugeait l’autre. Après avoir lu et médité sa correspondance politique, qu’on relise quelques-unes de ses lettres à Voltaire, et en particulier celle qu’il