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remporté de haute lutte une seule victoire ni pu s’endormir dans un seul triomphe qu’on ne lui ait aigrement et déloyalement contesté. Soyez certain qu’il en souffrit plus qu’on ne le croit d’ordinaire. Nos contemporains sont nos contemporains, c’est-à-dire nos juges naturels, ceux dont nous souhaitons d’abord d’emporter le suffrage, et l’on a beau se dire « que le Mercure Galant est immédiatement au-dessous de rien, » les blessures qu’il fait n’en sont pas moins cruelles à la sensibilité d’un poète : « Quoique les applaudissemens que j’ai reçus m’aient beaucoup flatté, disait Racine à son fils, la moindre critique, quelque mauvaise qu’elle ait été, m’a toujours causé plus de chagrins que toutes les louanges ne m’ont fait de plaisir. » Au lendemain de Britannicus, il eût déjà cessé d’écrire pour la scène, si le ferme bon sens et la solide amitié de Boileau ne l’eussent consolé, relevé, soutenu. En dépit de Boileau, le désespoir le prit et le courage l’abandonna, dans toute la maturité du génie, dans toute la force de l’âge, au lendemain de l’insuccès de Phèdre. Pradon n’est pas seulement responsable et coupable d’avoir osé refaire une tragédie de Racine, il est responsable encore de ce silence de douze ans que garda le poète. C’est lui qui nous a privés de cette Iphigénie en Tauride dont on a retrouvé le plan dans les papiers de Racine, c’est lui qui nous a privés de cette Alceste dont Lagrange-Chancel assure que Racine avait achevé de nombreux fragmens. Au moins si la haine et l’envie s’en fussent tenues là, mais jusqu’au dernier jour elles le poursuivirent, jusque dans Esther, et jusque dans Athalie, si bien qu’après l’avoir découragé de composer pour la scène, elles réussirent à le faire douter de lui-même. Quand il vit contre son Athalie le déchaînement des insultes, « il s’imagina, dit son fils, qu’il avait manqué son sujet »

D’où vint, d’où put venir cet excès d’injustice ? D’où cette malveillance de la ville et cette hostilité des gens de lettres, plus fortes, par un hasard unique dans l’histoire du XVIIe siècle, que l’approbation de la cour et la faveur marquée du prince ? En effet, parmi les grands hommes de ce temps, nul, pas même Molière, ne fut distingué plus particulièrement ni plus manifestement préféré de Louis XIV, et nul pourtant, pas même ce redoutable Boileau, n’essuya plus de dégoûts ni ne compta plus d’ennemis. Pour toute réponse, on s’est avisé depuis quelques années d’accuser le caractère de Racine, sa vivacité de premier mouvement, l’irritabilité de sa fibre de poète, sa susceptibilité toujours en éveil, attestée par plus de vingt épigrammes. Quelques-uns même ne seraient pas éloignés de prendre contre Racine le parti de Leclerc, de Boyer, de Pradon. C’est qu’à leurs yeux Racine a eu deux torts : le premier de se brouiller avec Molière, je veux dire avec l’auteur de Tartuffe, et le second de se convertir, ou plutôt de joindre en Port-Royal le commencement et la fin de sa vie. A coup sûr, Racine n’aimait ni ne souffrait volontiers la critique, en quoi je pense qu’il ressemblait à quantité de gens qui n’ont cependant écrit ni Bérénice,