Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contentement qui double le prix de l’aveu, je crois qu’il l’a fallu voir plus d’une fois pour en remporter une entière intelligence. » Ce n’est pas le lieu de rechercher si de ces deux conceptions du théâtre nous devons préférer l’une à l’autre ; mais il devient aisé de comprendre déjà l’antagonisme de nos deux grands tragiques. Il y avait autre chose entre eux certainement qu’une mesquine rivalité d’amours-propres. Et quand les contemporains de Corneille, quand Saint-Évremond par exemple ou Mme de Sévigné résistaient à l’enthousiasme de la jeune cour pour le jeune poète, quand ils résistaient même contre leur propre émotion, ce n’était pas seulement le cher souvenir de leur propre jeunesse qu’ils aimaient en Corneille, c’était vraiment un autre théâtre, d’autres mœurs dramatiques, d’autres sources d’inspiration. Et quand les moindres ennemis de Racine lui contestaient ses meilleurs succès, quand ils lui marchandaient même les plus maigres éloges, ce n’était pas seulement une basse envie qui leur dictait leur hostilité, c’est qu’ils sentaient et c’est qu’ils comprenaient, comme les ennemis de Molière et comme les ennemis de Boileau, qu’il y allait de tout ce qu’ils avaient jadis applaudi, aimé, glorifié, respecté.

Pénétrons en effet plus avant dans le théâtre de Racine ; voici de bien autres différences encore : « J’ai cru, disait Corneille, que l’amour était une passion chargée de trop de faiblesse pour être dominante dans une pièce héroïque. J’aime qu’elle y serve d’ornement et non pas de corps et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions. » Racine a cru précisément le contraire, et de cette même passion de l’amour que Corneille subordonnait sévèrement à l’honneur comme dans le Cid, au patriotisme comme dans Horace, à la passion politique, comme dans Cinna, Racine a fait le ressort agissant de son théâtre. Puisqu’il n’y a pas une histoire de la littérature française où la remarque n’ait été faite et que personne jusqu’ici ne s’est avisé de contester à Racine la gloire d’avoir été le peintre, s’il en fut, des passions de l’amour, il est inutile d’insister. Je ferai seulement observer que par là encore, comme par la simplicité de l’action et comme par la qualité de la langue, Racine se rapprochait de la réalité, c’est-à-dire de la vie. « Racine fait des comédies pour la Champmeslé ; ce n’est pas pour les siècles à venir, disait Mme de Sévigné, qui venait de voir Bajazet. Si jamais il n’est plus jeune et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. » Elle dira plus tard, au lendemain d’Esther, que « Racine aime Dieu comme il a aimé ses maîtresses. » Je ne sais si de telles critiques ne sont pas plutôt des éloges. Car si c’est en un certain sens mettre Racine au-dessous de Corneille, il me semble qu’aussi c’est involontairement déclarer, comme nous le dirions aujourd’hui, que le drame de Racine est a vécu. » Si Racine a fait de l’amour le ressort agissant de son théâtre, c’est que, dans l’histoire des particuliers comme dans l’histoire des peuples,