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littérature grecque sont à peu près perdus pour nous ; de cette grande poésie qui fleurit à Alexandrie, à Antioche, à Pergame, sous les successeurs d’Alexandre, nous n’avons guère que des fragmens. Il ne reste presque plus rien de tout ce mouvement littéraire qui consola la Grèce d’être l’esclave de Rome. C’est parmi ces rares débris que M. Rohde a dû chercher les élémens épars dont s’est formé le roman grec ; il est merveilleux qu’il ait pu les y retrouver. Le succès fort imprévu de ses recherches, l’habileté avec laquelle il a su démêler les principes divers dont ces romans sont composés, et remonter pas à pas, parmi tant de ténèbres, jusqu’à leur plus lointaine origine, font le plus grand honneur à sa pénétration et à sa science. J’ajoute, ce qui ne gâte rien, que, contre l’habitude des Allemands, son livre est bien composé, qu’il ne l’a pas embarrassé de dissertations inutiles, que toutes les parties en sont habilement liées entre elles, et que l’ensemble forme une lecture agréable et facile. Il faut remarquer aussi que, sur sa route et sans se détourner de son sujet, M. Rohde soulève et résout une foule de questions curieuses sur l’origine de ces récits naïfs et poétiques qui ont amusé l’enfance des peuples ; il les prend à leur source, dans les épopées ou les traditions de l’extrême Orient, il les suit dans leurs voyages, il montre comment les nations les plus opposées se les passent de l’une à l’autre en les accommodant à leurs caractères et à leurs croyances ; c’est un travail qui suppose des lectures infinies et une érudition presque universelle.

Mais le principal mérite de l’ouvrage est ailleurs ; je sais gré surtout à M. Rohde de nous prouver une fois de plus que c’est la première qualité de cette grande littérature grecque de s’être développée seule, par ses propres forces, en marchant droit devant elle. Toutes les autres ont subi des influences étrangères, et il a fallu qu’on les mît dans le chemin qu’elles ont suivi avec tant d’éclat. Elles y ont apporté sans doute des qualités qui leur appartiennent, mais l’impulsion leur venait du dehors. On peut toujours se demander ce qu’elles auraient fait, ce qui serait advenu de leur art et de leur poésie, si un hasard heureux ne les avait mises en relation avec un autre peuple. Il n’y a point de ces accidens dans l’histoire littéraire de la Grèce, ou du moins l’imitation de l’étranger n’a jamais modifié d’une manière sensible la marche de son génie. Tous les genres de littérature y sortent l’un de l’autre ; ils ne sont pas une importation extérieure, et on les voit naître à leur tour de ce qui les a précédés, par un progrès logique et régulier. Le roman seul, né dans une époque obscure, en pleine décadence, avait quelque peine à se rattacher au reste ; au premier abord il en semblait être si différent qu’on avait cru devoir lui chercher des origines en