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des circonstances. Il n’est pas surprenant que l’éclat de ces succès extraordinaires ait fait illusion à la Grèce. Elle les salua comme l’aurore d’une ère nouvelle ; elle se crut rajeunie et régénérée. Quand elle voyait les Romains eux-mêmes rendre hommage à cette gloire brillante, leurs empereurs combler d’éloges leurs plus illustres sophistes, créer pour eux des chaires bien dotées, les approcher de leur personne, leur confier l’éducation de leurs enfans, s’honorer de leur amitié, et chercher même à imiter leur façon de parler et d’écrire, elle éprouvait une reconnaissance et une admiration sans bornes pour un art qui la mettait si haut dans l’estime du monde et lui faisait vaincre ses propres vainqueurs.

Jusqu’ici nous avons montré les sophistes faisant, devant la foule ou dans leurs écoles, leur métier d’orateurs publics, mais ils ne s’en tinrent pas là. La rhétorique est de sa nature envahissante, et quand elle eut établi sa domination sur l’éloquence, elle se répandit ailleurs. Une des parties les plus curieuses du livre de M. Rohde est celle où il fait voir comment elle s’insinua dans les autres genres littéraires et finit par les transformer. Il y eut alors toute une littérature issue de la rhétorique et qui en portait la marque. Après l’éloquence, ce fut la philosophie qui fut gagnée la première ; puis l’histoire, d’où la vérité fut bannie, si l’on en croit Lucien, et qui ne devint plus qu’un recueil de discours pompeux et de descriptions fabuleuses. La poésie eut son tour. Elle n’était guère estimée dans les écoles, et si l’on apprenait quelquefois aux jeunes gens à faire des vers, c’était uniquement pour assouplir leur style, comme on leur enseigne la danse ou l’escrime pour leur donner plus d’aisance dans le maintien. Cependant la sophistique finit par attirer à elle la poésie, après le reste. A la vérité elle ne chercha pas à reproduire les mètres ordinaires dont les poètes s’étaient servis : quelle nécessité pour elle d’écrire en ïambes ou en vers héroïques ? n’avait-elle pas ses mètres particuliers, son rythme oratoire, qui lui tenaient lieu des autres ? Ce qu’elle emprunta à la poésie, c’était la vivacité de ses tours, l’éclat de ses métaphores, ses élégances, son langage figuré, enfin tout ce poeticus decor qu’à la même époque on exigeait des jeunes gens dans les écoles des rhéteurs romains. C’est le commencement de la prose poétique, genre faux et neutre, qui fleurit surtout dans les littératures épuisées et les sociétés vieillies. Cette prose cadencée et brillantée sert aux sophistes à célébrer la nature et à chanter les louanges des dieux, à composer ce qu’ils appellent des hymnes, des épithalames, des descriptions, c’est-à-dire de véritables morceaux poétiques sur la rose, sur le printemps, sur le rossignol, etc.

C’est ainsi que la sophistique envahit successivement tous les