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vous, jusqu’à ce que votre dure tête plie devant la sainte église. » Les Prussiens rirent beaucoup de la prétention du seigneur pape. Les chevaliers n’étaient pas si gais. Le grand maître avait dit à Hermann Balke, en l’envoyant combattre les païens avec le titre de « maître de Prusse : » « Sois fort et robuste ; car c’est toi qui introduiras les fils d’Israël, c’est-à-dire tes frères, dans la terre promise. Dieu t’accompagnera ! » Mais cette terre promise parut triste aux chevaliers, quand ils l’aperçurent pour la première fois d’un château situé sur la rive gauche de la Vistule, non loin de Thorn, et qu’on appelait d’un joli nom, Vogelsang, c’est-à-dire le chant des oiseaux. « Peu nombreux en face d’une multitude infinie d’ennemis, ils chantaient le cantique de la tristesse, car ils avaient abandonné la douce terre de la patrie, terre fertile et pacifique, et ils allaient entrer dans une terre d’horreur, dans une vaste solitude emplie seulement par la terrible guerre. »

La terrible guerre dura cinquante-trois ans. On n’entreprendra point ici d’en raconter les détails ; ce serait d’ailleurs chose difficile, où les Allemands eux-mêmes n’ont pas encore réussi. La remarquable publication des Scriptores rerum prussicarum réunit pourtant tous les témoignages connus sur ce grand événement ; malheureusement, le plus complet, le plus commode, le mieux ordonné des écrivains des choses prussiennes, Pierre de Dusbourg, écrit un siècle après les événemens ; il fait partie de l’ordre comme prêtre, et non-seulement il est partial en faveur des chevaliers, mais, tout pénétré de l’esprit ecclésiastique, il regarde trop la conquête comme l’œuvre sainte de soldats de Dieu contre des infidèles. Ses légendes sont très belles, et, comme le merveilleux ne risque plus de nous égarer, il faut les lui pardonner ; mais il grossit nombre de faits, supprime ceux qui le gênent, exagère à chaque page le nombre des croisés et celui des païens, et, pour toutes ces raisons, trace un tableau inexact de la conquête de la Prusse. D’autre part, il s’impose par ses qualités, par la facilité, l’agrément, je dirais même le charme de sa lecture. C’est pourquoi les historiens allemands, même contemporains, subissent son autorité, et la conquête, comme ils la racontent, semble un grand drame en plusieurs actes, où des forces énormes sont engagées les unes contre les autres dans des combats gigantesques. Ils sèment sur cette histoire la belle et sombre poésie du nord et se complaisent au récit de ces campagnes d’hiver où la glace rompt sous le pas des chevaux des teutoniques ; ils y mêlent ce patriotisme mystique qui leur fait tout admirer de l’Allemand, même sa rudesse et sa brutalité, comme s’il était l’instrument de je ne sais quelle puissance surnaturelle, d’une Providence spéciale à l’Allemagne, mais point indifférente à l’univers, qu’elle travaille à transformer par la force allemande.