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poète, un vainqueur au supplice. La tâche des délégués d’Athènes devient difficile. Ils somment cependant le général victorieux de les suivre ; ils ne s’aventurent pas à vouloir se saisir de sa personne. Tout se passe avec les plus grands égards ; il ne s’agit pour le fils de Clinias que de venir se justifier devant un tribunal dont la bienveillance lui est à l’avance acquise. Alcibiade ne se montra pas en cette occasion plus naïf que ne le fut, à une autre époque, Dumouriez. L’accusation était stupide ; raison de plus pour en redouter et pour en fuir, s’il était possible, les conséquences. Alcibiade prit d’abord le parti d’affecter une soumission complète. Comment hésiterait-il à déférer au vœu si naturel qui lui est exprimé ? Les délégués n’avaient, sur leur vaisseau, qu’à marcher devant lui ; il les suivrait : Partons ! La trière d’Alcibiade et la Salaminienne partirent en effet de compagnie ; jusqu’au golfe de Tarente, elles naviguèrent fidèlement de conserve ; à Thurium, où les deux navires relâchèrent, Alcibiade profita de la nuit pour descendre à terre et pour disparaître. De Thurium, il lui fut facile de gagner le Péloponèse. C’était un autre Thémistocle qui prenait le chemin de l’exil, et cette fois un Thémistocle peu scrupuleux.

Les Athéniens condamnèrent Alcibiade à mort ; ils le condamnèrent par contumace. Alcibiade, de son côté, les condamna, — criminelle et triste revanche ! — à échouer en Sicile. Le moyen qu’employa le vindicatif transfuge pour faire avorter l’expédition qu’il avait conseillée était simple. Il consistait à donner aux Syracusains ce qui leur manquait : des alliés. « Sachez bien, dit-il aux Lacédémoniens, que la Sicile est hors d’état de se défendre par elle-même. La conquête de cette île ouvre l’Italie à l’invasion ; l’occupation de l’Italie sera le prélude de l’envahissement du Péloponèse. Athènes ne rencontrera plus de frein à ses projets ; intervenez donc, pendant qu’il en est temps encore. Embarquez pour la Sicile une armée. Les rameurs vous manquent ? Vos hoplites manieront la rame pendant la traversée ; une fois débarqués, ils redeviendront soldats. Envoyez surtout en Sicile un général, car c’est principalement le commandement qui pèche en Sicile. On y a de bonnes troupes, mais ce sont des troupes sans tactique et sans discipline. Ne négligez pas non plus de faire directement échec à la république, et, pour cela, fortifiez Décélie. Vous savez que c’est de l’Eubée qu’Athènes tire aujourd’hui sa subsistance ; ses campagnes ravagées ne suffiraient pas à la nourrir. Or Décélie commande la route qui met en communication l’Attique et la Béotie ; ce point occupé, il faut que les convois renoncent à prendre la voie de terre. La mer est le seul chemin par lequel on puisse alors venir de l’Eubée. »